Après le Vietnam (Les Âmes errantes), le Sahara (Hope) et la Centrafrique (Camille), Boris Lojkine poursuit sa quête de « l’autre » dans un nouveau monde chaotique et inhospitalier : les rues de Paris, où s’affaire le peuple fantôme des travailleurs sans papiers. La dure réalité a un visage, celui de Souleymane (Abou Sangare), dont le film organise le martyre en règle pour captiver l’auditoire et éveiller les consciences, sans crainte du paradoxe idéologique.
L’histoire de Souleymane, immigré guinéen, commence et se termine devant les bureaux de l’administration française où il vient raconter un gros mensonge dans l’espoir d’obtenir l’asile politique. Dans l’intervalle, un flashback retrace ses aventures : le boulot de coursier illégal, les démêlés avec la police, les clients et les petits escrocs, les accidents de vélo, les coups de téléphone, les femmes laissées au pays, le centre d’accueil blafard qu’on rejoint à la nuit tombée, et le trac de l’entretien qui approche à grands pas. La promesse est celle d’une expérience immersive ultraréaliste – soit une version léchée des enquêtes télévisuelles, avec caméra portée, acteurs amateurs et arrière-plans flous pour signifier le flux impersonnel de la grande ville qui ballotte le héros.
Le ballottement caractérise en effet ce qu’on hésite à appeler la « trajectoire » de Souleymane. À le voir zigzaguer entre les voitures, on comprend tout de suite qu’il relève de cette catégorie de personnages auxquels le scénario interdira toujours de tracer leur route, suivant une loi de vraisemblance qui est la traduction cinématographique du déterminisme social. Quand Souleymane croit s’enfuir, il s’enfonce ; il peut pédaler tant qu’il veut, le monde aura toujours sur lui une longueur d’avance. La mécanique du thriller et celle du film social président indifféremment à l’enchaînement implacable des péripéties, manière de rappeler que la vie réelle (entendez celle des pauvres) reste le meilleur réservoir de sensations fortes. Tout cela s’adresse avec un peu trop d’évidence à un profil type de spectateur : blanc, citadin, bourgeois de préférence, usager compulsif ou occasionnel des applications de livraison à domicile, qui pourra se reconnaître parmi les clients de Souleymane. À ce spectateur (qui n’est jamais qu’une abstraction), le film propose d’abord de jouer le jeu du dessillement par une inversion du point de vue : le cadre rivé sur le personnage et le montage inintelligible de la géographie parisienne se chargent de signaliser cette plongée dans le contrechamp de notre « quotidien confortable », entr’aperçu par l’embrasure des portes où se glissent des visages ronchons (le cinéaste s’autorise lui-même une espèce de caméo expiatoire, sous les traits d’un patron de restaurant peu amène). Nous voici, dirait-on, dans la peau de l’autre et face à nous-mêmes.
À la barre
Ce basculement, bien sûr, est un leurre. Le spectateur n’est jamais « avec » le héros sur un pied d’égalité, puisqu’il le regarde se débattre comme un insecte pris au piège. Il ne s’agit pas davantage de réfléchir la distance, puisque le film (au moins dans sa première partie) passe son temps à la désavouer en donnant l’illusion visuelle d’un écart comblé : la ruse de la caméra portée consiste simplement à transformer un regard en surplomb en regard « embarqué », comme si nous n’avions pas toujours déjà distancé le personnage. Aussi le récit s’achemine-t-il logiquement vers la restauration du champ-contrechamp, où chacun retrouvera la place qui lui est due : le spectateur du côté de la République française, et le personnage de l’autre. C’est la séquence de l’entretien. Souleymane s’emmêle les pinceaux dans sa fausse histoire de militant persécuté, cherchant à embobiner une « officière de protection » dont la coiffure stricte et les yeux cernés suggèrent le caractère sévère mais juste. Percé à jour, il craque et finit par raconter la vérité, que je ne dévoilerai pas. Il nous suffit de savoir qu’elle est inspirée du passé de l’acteur principal, dont la caméra capture l’émotion sur un registre apparemment documentaire. De toute façon, le contenu du récit est beaucoup moins important que le fait de son émergence – la longue série des épreuves physiques et morales imposées au personnage ne visait rien d’autre que cette parole extorquée, qui constitue probablement le terme idéal du vérisme lojkinien : l’autre racontant sa propre histoire, l’authenticité d’un corps coïncidant enfin avec celle du discours qu’il prononce, soit l’image du jeu disqualifié et l’avènement paradoxal d’un comédien (prix d’interprétation à Cannes dans la sélection Un certain regard), qui fait preuve de grandes qualités d’équilibriste sur cette pente savonneuse.
Voilà la vérité réaffirmée comme valeur cardinale, et enterrée la ligne de fuite qui donnait au film son beau point de départ – et si un opprimé inventait une fiction pour se ressaisir de sa propre histoire ? De cette réelle idée de cinéma, Lojkine n’a presque rien gardé : elle affleure seulement çà et là, quand il est question des difficultés de Souleymane à apprendre son texte. Il aurait fallu, pour la déployer, contredire l’opposition binaire de la vérité au mensonge qui verrouille le propos comme la forme. C’est aussi là que le film passe à côté de l’horizon politique qu’il contenait en puissance : par exemple, concevoir l’affabulation et la mise en scène de soi comme le laboratoire d’une émancipation proprement esthétique.
Au spectateur invité à voir ce qu’il ne veut pas voir devait ainsi répondre, comme en contrepartie, le spectacle du personnage forcé à dire ce qu’il ne veut pas dire. Ce double programme débouche sur l’expérience de pensée moralo-judiciaire qui donne à la fin du film son caractère franchement déplaisant : Souleymane a menti, puis avoué. Mérite-t-il de rester en France ? Nous (public cible citoyen) avions donc affaire à un film de procès déguisé : ce qu’il fallait repérer, c’était l’énumération des circonstances atténuantes et des éléments à charge à verser au dossier Souleymane. Cette manière de faire exister un personnage sur le mode de la comparution et en vue d’une sentence est un phénomène de plus en plus fréquent dans le cinéma contemporain, dont quelques fictions judiciaires récentes ont exposé le modèle symbolique. Son application à l’univers du film social n’apprend pas grand-chose de neuf sur les sentiers tordus de la compassion.