Cet hiver, Arte diffuse L’Odyssée de l’écriture, écrite et réalisée par le britannique David Sington et produite par Martin de la Fouchardière et ses équipes de Film à cinq. Une série de trois épisodes qui investit un genre particulièrement moribond : le documentaire télévisé historique diffusé en primetime. Trop insuffisamment couvert par la critique, ce pan de la création documentaire qui se veut pédagogique et populaire soulève pourtant de véritables réflexions stylistiques.
Il faut particulièrement souligner la qualité de cette série étant donné qu’elle ponctue une année révélatrice de l’oxydation du genre. De plus en plus cloisonnée dans ses thématiques chéries (la Seconde Guerre Mondiale, Hitler et cette année… de Gaulle), la production de prime d’Histoire a confirmé son inclinaison vers une surenchère spectaculaire, dans les pas de la série à succès Apocalypse et dans l’espérance de souscrire aux attentes des nouveaux diffuseurs digitaux (Netflix, Amazon) et leurs publics internationaux. Les réalisateurs de prime proposent des montages survitaminés et relevés par un sound-design de blockbuster hollywoodien, au sein desquels le sujet historique est emboité dans un récit échafaudé comme une fiction (souvent sérielle) : une succession d’événements vue par le biais d’un ou plusieurs personnages permettant aux spectateurs de s’identifier. L’ambition est bien souvent de faire de l’Histoire une expérience davantage qu’un objet de réflexion. Cette tendance amène à une forme d’uniformisation des récits, dans lesquels la vérité du discours et la pertinence historique de ce qui est montré (des images d’archives strictement illustratives) ne sont plus interrogées. La crédibilité de l’ensemble reposant alors sur la seule validation « scientifique », en amont, d’un universitaire crédité au générique.
À rebours de ces tendances, L’Odyssée de l’écriture propose un récit original tissant avec beaucoup d’habileté une histoire mondiale de l’écriture, de ses formes et ses techniques. La réussite de l’entreprise repose moins sur l’ampleur des connaissances exposées – qu’on nomme vulgairement dans ce secteur de production des datas – que sur l’éloquence du discours historique et sa mise en œuvre. Le documentaire recourt symboliquement à un procédé graphique récurrent, des volets qui balayent l’écran pour passer d’un lieu à un autre, ouvrant sur le désert égyptien, une bibliothèque de l’Europe médiévale où un café chinois. Cet habillage graphique rappelle les cases blanches des bandes dessinés de Tintin, donnant à l’ensemble l’impression d’être tracé d’une même ligne claire, maintenant le téléspectateur dans un double état d’éveil et d’émerveillement.
Art du contrepoint
La série dessine une vaste histoire de l’humanité, des premiers systèmes de rébus, en Mésopotamie et dans l’Égypte ancienne, à la dissolution de l’écriture dans les pratiques numériques. Ne cherchant pas à établir un récit linéaire, et c’est ce qui fait toute la solidité de l’édifice, cette histoire prend les traits d’une démonstration convaincante : l’écriture, culture technique qui s’est développée de manière assez semblable aux quatre coins de la planète, découle d’une histoire mondiale et constitue le dénominateur commun du développement des sociétés humaines. Là où le premier épisode expose les liens qui unissent tous les alphabets primitifs, le deuxième interroge l’évolution des supports écrits comme moteur des dynamiques de civilisations, quand la troisième retourne habilement ce principe d’universalité : les processus de mondialisation annoncent la fin des écritures.
S’appuyant sur les préceptes de la world history, la mécanique du récit repose sur un système de regards croisés et de contrepoints. D’un espace géographique et temporel à un autre, le récit télescope des périodes significatives dans l’évolution de la culture écrite mondiale, sans tracer une ligne chronologique. Les auteurs s’attachent au contraire à quelques évolutions décisives illustrant la place de l’écrit à un moment donné, et de ce qu’elles racontent des connexions et les oppositions à l’œuvre entre les différents peuples du monde. L’apparition de l’alphabet phénicien suppose ainsi le lien entre les égyptiens, pourvoyeurs de travail, et des travailleurs immigrés venus du Proche-Orient qui, se réappropriant le complexe système hiéroglyphique égyptien, le font basculer dans la logique alphabétique.
Le récit se plait à nous surprendre constamment, une preuve en est le moment de l’invention de l’imprimerie, moment attendu et obligé d’une histoire de l’écriture. Une manière simple aurait été de raconter la révolution qu’elle entraîne, la diffusion du savoir, la Renaissance, etc. Les auteurs préfèrent mettre en perspective cette révolution et nous montrer que son essor en Occident repose sur les propriétés des caractères latins, plus à même d’être reproduits par la machine que ceux d’autres alphabets. C’est en réussissant à reproduire à la chaîne et avec précision la graphie des bibles manuscrites que les imprimeries occidentales bâtissent leur succès. En parallèle, aucune imprimerie ne réussira à produire des corans à la hauteur des éditions manuscrites, retardant de plusieurs décennies l’installation de cette technique dans le monde musulman.
L’éloquence de la démonstration historique repose, d’une certaine manière, sur sa fragilité apparente. Le récit qu’elle suppose n’existe pas en soi, il n’est ni totalisant ni indépassable : d’autres histoires de l’écriture pourraient être racontées. Elle ouvre le téléspectateur à considérer d’autres points de repères, à redessiner les contours de son imaginaire historique, en s’intéressant à l’un des accomplissements remarquables de l’humanité dans une variation sur l’histoire du monde plus optimiste que les invariables récits guerriers.
Le geste, la source
Les documentaires historiques destinés aux grands publics se confrontent fréquemment à la question du « beau », confondu souvent avec la notion de « spectaculaire », que le sujet historique en question n’implique pas forcément. Que montrer ? Que filmer ? La colorisation des archives ou le recours à des plans aériens de paysages estampillés National Geographic (un écueil que n’évite pas tout à fait David Sington) constituent des réponses trop systématiques pour être intéressantes. L’Odyssée de l’écriture prend le parti de mettre en scène sa matière historique (les chercheurs, les sources) avec une attention particulière portée à la précision des gestes et à la splendeur des documents, et un ton emphatique qui fait sens tant cette histoire de l’écriture résonne ici comme une histoire de la finesse et de l’artisanat d’exception. Les séquences sont dans leur majeure partie construites autour de sources historiques, que ce soit une pièce particulière (une inscription antique) une technique retrouvée (les magnifiques séquences d’élaboration d’un morceau de papyrus, d’un rouleau de parchemin et d’une feuille de papier) ou une expérience reproduite (la démonstration sur les similitudes entre les formes des lettres de tous les alphabets). Le cinéaste fait aussi des séquences d’art calligraphique un motif récurrent de ses trois épisodes. Désignée étymologiquement comme la « belle écriture », cette gestuelle (très cinégénique) s’apparente au lien qui unit les écrivains de toutes les époques et de toutes les langues. La recherche historique se double donc d’une recherche de beauté, qui se lie dans le finale autour du Livre du ciel, l’œuvre contemporaine d’un artiste japonais qui ramène l’écriture à ce qu’elle est par essence : l’art universel.