Los Salvajes démarre comme un film d’évasion, sec et nerveux. Regards lourds, couloirs sombres, battements de cœur : Alejandro Fadel, scénariste régulier de Pablo Trapero, nous plonge dans l’atmosphère oppressante d’un centre de détention pour mineurs. Au petit matin, un groupe d’adolescents se fait la belle. Dans leur course effrénée, l’un d’eux reçoit une balle dans le dos et s’effondre aussitôt. Cette mort brutale marque le début d’un long processus d’élimination, qui verra tous les personnages disparaître tour à tour. Cinq, quatre, trois, deux, un, zéro : les fugitifs (quatre garçons et une fille) s’enfoncent dans la pampa et marchent vers un futur incertain. Cherchant en vain leur terre promise (la « maison du parrain », but de leur traversée, restera jusqu’au bout un mirage inaccessible), ils s’égarent dans une région montagneuse, chassant, pillant et tuant pour survivre. Leur cavale devient une longue errance, ponctuée de calmes récréations (veillées au coin du feu, baignade dans les rivières) mais surtout d’éclairs de violence.
Tout comme la petite bande se décompose au fil de l’aventure, le récit part à la dérive et se consume lentement. La mise en scène abandonne progressivement héros et intrigue, tourne le dos aux lois du genre pour adopter un style résolument contemplatif. La nature règne en maître tandis que l’humanité s’éteint – le saisissant plan final marquant l’aboutissement logique de ce travail de sape. Ici et là, une carcasse de voiture ou une radio déréglée apparaissent comme les vestiges d’une civilisation engloutie. Cette peinture apocalyptique d’un monde gagné par la désolation ménage de belles visions, car Alejandro Fadel possède un sens du cadrage indéniable et s’appuie sur une photographie soignée. Le découpage, alternant gros plans de visages et vastes perspectives, convoque l’esprit des grands westerns classiques. Mais si cette dimension plastique impressionne, elle menace à tout moment d’écraser le film, qui manque parfois de liberté et d’imprévu dans son déroulement implacable – une limite déjà observée dans le cinéma de Pablo Trapero.
Dès sa première image, Los Salvajes joue sur la dualité : un jeune homme à genoux prie derrière un grillage. Ces deux motifs – l’enfermement et la foi – reviendront sans cesse par la suite. Même à ciel ouvert, chacun des cinq fuyards reste prisonnier de sa condition, tout en rêvant d’un ailleurs impossible. Dans les vapeurs de la drogue naissent et s’évanouissent des projets de mariage. L’horreur et la beauté se confondent intimement, comme dans cette scène d’amour bucolique où l’on parle de flingues comme on échangerait des mots tendres. S’ils obéissent à leurs instincts, ces enfants meurtriers demeurent en quête d’élévation. Grace, au prénom évocateur, observe avec fascination le faucon de Wabi, un ermite qui la prend sous son aile. Simon, le benjamin de la troupe, lève quant à lui souvent les yeux au ciel, guettant un signe ou un miracle. Refusant la psychologie comme le discours sociologique, Alejandro Fadel ne s’embarrasse pas de mots superflus et tire avant tout parti de la présence réaliste de ses comédiens, pour la plupart non-professionnels. S’il n’évite pas toujours un symbolisme appuyé et se complaît dans un rythme étiré, il affiche néanmoins une ambition formelle supérieure aux derniers films de Pablo Trapero ou de Santiago Mitre – autre scénariste issu de la même pépinière – et s’impose donc comme une relative bonne nouvelle au sein d’un cinéma argentin en nette perte de vitesse.