Sélectionné cette année à la Semaine de la Critique, Lost Persons Area se présente comme une première œuvre à l’identité formelle très singulière. Récit mutique de l’existence d’une famille marginale, le film repose sur un canevas souple et un tempo contemplatif qui, s’ils dessinent une proposition de cinéma assez rare aujourd’hui, restent malgré tout difficilement tenable sur la durée.
Planté au milieu d’une immense plaine où l’horizon n’est obstrué que par des nuées industrielles et un alignement d’armatures électriques, un mobile-home accueille une famille dont la vie est rythmée par un chantier. Cœur d’un mode de vie éloigné du confort matériel d’une civilisation dont on ne franchira que peu la frontière, ce point de résidence évoque une existence placée sous le signe de la précarité. Père de famille et chef du chantier, Marcus y entre la première fois par la fenêtre pour dévorer les courbes de sa compagne lors d’une pause déjeuner magnifique de sensualité. À la manière de la figure maternelle d’un film de John Ford, la mère (Bettina) observe les allers et venues des travailleurs et gère comme elle peut cette existence morne et isolée dont elle confie être de plus en plus lasse. À la périphérie des pièces de cette bicoque, on trouve la fillette Tessa, jeune pousse solitaire qui pallie l’absence de délicatesses parentales par un univers fantasque et la collecte d’objets glanés sur le chemin d’une école qu’elle entend buissonnière. Résidence d’une cellule familiale en quête d’idéal, dont les rapports apparaissent lâches et ténus, le mobile-home accueillera ensuite un nouvel arrivant, l’ingénieur hongrois Szabolcs. Alors qu’une tension inavouable s’installe entre Marcus et Szabolcs autour de la beauté amazone de Bettina, de nouveaux rapports s’installent, se nouent et vont se renouveler à la suite d’un grave accident.
Le titre Lost Persons Area se réfère à ces lieux de passage où, dans les aéroports, les lieux publics, les personnes perdues attendent que l’on finisse par les cueillir. Immédiatement rattachés à une forme d’isolement et de perdition, ces espaces évoquent aussi ces « Non-lieux de la surmodernité » que l’ethnologue Marc Augé a pensés dans son livre éponyme. Et comme un insidieux dialogue avec les mythes du cinéma américain, la réalisatrice semble identifier son vaste décor à celui du western ; terre refuge des travailleurs migrants et de familles désœuvrées, ici en surplace.
Ce qui frappe d’entrée, au cœur de l’immensité de ce paysage industriel, c’est la domination d’un sentiment de solitude généralisé. Le film affiche ainsi son matériau composite et l’état d’abandon qui tient tous ces personnages cloisonnés. Même dans les scènes de réunion collective, le filmage pointera des caractères et des humeurs flottantes, s’écoulant toujours selon un rythme propre, bercés par une même mélancolie souterraine. Séquences de la quotidienneté où chacun se débat avec son rôle à statuer (mère, patriarche) et rêves d’un ailleurs jamais formulé, Lost Persons Area s’abandonne à ce doux regard que l’on pose sur un monde fragile plutôt qu’à des cadres narratifs trop limités, étouffants. Son déroulement évoquerait davantage une mélodie d’observation, où les teintes lumineuses épousent l’âme de chacun, où les vibrations climatiques enveloppent leur esseulement.
Or, la liberté d’un dispositif guettant le sensible à travers une écoute rapprochée des corps, produit nécessairement un assèchement fictionnel, une longue stase qui doit constamment se libérer de l’écueil de son sur-place. Et même si le sujet traité réside bien là, Lost Persons Area aurait gagné à dériver ailleurs, ouvrir d’autres horizons. De même l’immersion au contact de ces figures anxieuses et troublées par un devenir indicible, est censée nouer de nouveaux rapports qui peineront à se faire jour. Alors qu’à l’ouverture la forme éclatée est soutenue par le rythme fluide d’un mouvement qui parvient à se passer du langage oral, la suite et la reconduite de certaines caractéristiques (étrangeté des personnages, sécheresse musicale, prévisibilité générale du scénario) finiront par plomber et figer le tableau. Le film s’enferme alors dans sa durée mutique (bientôt glauque) en nous laissant sur le bas-côté sans que la proximité avec les personnages nous aient conduit à sonder leur souffle. Malgré le jeu passif et incroyablement mystérieux que l’ingénieur hongrois insuffle à son personnage, ce western flamand s’enlisera en forçant un système de regards croisés qui mènent à la confusion et confinent parfois à une problématique abstraction. Enfin, et plutôt symptomatique de la tenue de Lost Persons Area, l’emploi de la fillette qui, au vu de son imagination autiste, promettait à la fable quelques pistes intéressantes, finit par n’être compris qu’à la fin d’un twist qui arrive un peu trop tard pour réhabiliter l’ensemble.
On louera alors la démarche poétique de la cinéaste flamande, sa jolie direction d’acteurs et la beauté (naturelle) de ses teintes lumineuses. Tout en notant que son dispositif sensible aux corps et « incidents » de tournage a finit par rendre plus figées et hermétiques les images qu’elle désirait capturer. Et fait de sa fable, un joli essai qui pêche un peu trop par son refus de discourir et d’agripper les fondements véritables de son sujet.