« Madame B. », c’est avant tout le remarquable personnage de ce documentaire. Pour échapper à la misère (aucune aspiration contestataire de sa part), cette mère de famille nord-coréenne a traversé la frontière marquée par le fleuve Tumen pour passer en Chine, où ses passeurs l’ont vendue à un célibataire du coin. Durant leurs dix ans de vie commune, elle a arrondi ses fins de mois par divers trafics à l’extérieur, notamment en faisant passer d’autres clandestins, dont son premier mari et leurs fils qui ont pu atteindre la Corée du Sud. Puis elle est partie à son tour, long périple vers la Thaïlande où elle a été récupérée par les services secrets sud-coréens et a pu rejoindre sa famille, sans effusion cependant, son parcours atypique suscitant la suspicion des autorités et la distance des siens… Presque une odyssée, où le voyage compte moins que ce qu’il révèle du voyageur ou du moins de sa complexité. Le film épouse du mieux qu’il peut le rythme de cette femme à poigne aguerrie à la survie par l’adaptation, aux sentiments refrénés par l’endurcissement, constamment confrontée à l’hypothèse de la volte-face : choisir entre partir et rester, entre sa première famille et son nouvel homme chinois auquel elle a fini par s’attacher, entre l’inclination personnelle (ou ce qu’il en reste) et le pragmatisme, entre se présenter comme 100% coréenne et sino-coréenne… Et toujours en mouvement, regardant à peine en arrière — même quand sa situation à la fin du film, encore aux aguets, comme prête à partir, et cernée par des proches qui ne le sont pas vraiment, ne semble pas si radicalement différente de celle où elle était au début. Même sur la carte, sa trajectoire ressemble à un aller-retour.
Saisir en marche
Madame B., c’est aussi un regard qui tente de suivre ce mouvement, de le capter dans l’espoir de cerner un peu plus cet objet qui bouge. Le réalisateur Jero Yun, dans le cadre d’un autre projet sur les réfugiés de Corée du Nord, a pu rencontrer Madame B. en Chine et filmer son parcours en trois phases de tournage (Chine frontalière, voyage en caméra cachée, Corée du Sud). Fatalement, il y a des ellipses, des sauts temporels, des accélérations. Telle que Yun a pu la filmer, Madame B. n’est elle-même pas loin d’être une ellipse, tant elle semble constamment sur le départ, comme si elle cherchait même à échapper à la captation directe. Jusqu’à son arrivée, il est rare qu’on puisse la saisir au repos : la plupart du temps, elle est soit au téléphone pour préparer un départ, soit en marche. Elle est même presque systématiquement hors champ quand on entend son témoignage off — essentiellement dans les première et troisième parties, quand elle a le loisir de parler. Elle semble se protéger, et si le film court dans ses pas il ne cherchera pas à forcer cette protection. Alors Jero Yun dirige sa caméra vers ceux qui entourent ce personnage. Qu’ils soient au travail, qu’ils l’observent ou qu’ils se confient, ils complètent en creux l’esquisse de cette femme en fuite qu’eux aussi appréhendent dans son mystère, de ce qui la meut, de ce à quoi participe sa présence (ainsi apprendra-t-on ce qui motive le « marché » des femmes nord-coréennes…). Cependant, certains — le premier mari et les fils, en particulier — en profitent pour exprimer des vérités plus personnelles, sur leur rapport à elle mais aussi sur eux-mêmes, puisque le film leur permet de le faire sans contrainte ; ce sont les seuls qui le font en fixant la caméra — et leurs regards frappent par leur détermination.
Échapper au contrôle
Car Madame B., c’est enfin cette perspective salutaire que ce film ouvre sur un sujet depuis longtemps banalisé et formaté par la routine médiatique. Que savons-nous au juste de la Corée du Nord, hormis les brèves effarantes (quoique toujours nimbées d’incertitude) sur son régime totalitaire retranscrites en toute partialité par sa voisine du sud et reprise par les alliés de celle-ci, les images austères soigneusement opacifiées par le pouvoir et complaisamment rapportées par nos « journalistes », les commentaires recyclés, mécanisés, creux de nos « experts » ? Avec ces simulacres de témoignages en guise de bouche-trou de l’information, il ne s’agit évidemment plus d’informer mais de conforter nos bonnes âmes occidentales dans notre certitude d’être du bon côté du globe, et dans notre ignorance teintée de mépris de cette zone floue qu’est devenu le territoire nord-coréen — ne parlons même pas du peuple, invisible, ou sporadiquement exhibé pour tenir le discours attendu par le régime comme par les médias. Ce n’est pas le moindre des mérites de Madame B. d’offrir, à défaut d’images de ce territoire dont on ne verra rien, des images et des mots de Nord-Coréens échappant à tout formatage, à tout autre contrôle que la liberté que leur laisse le cinéaste d’exprimer leur vérité devant une caméra non institutionnelle — d’y présenter non plus une présence machinale, mais une existence affirmée. Paradoxalement, quand une manifestation d’un pouvoir coercitif nous parvient au plus fort, c’est en écho, dans un décor où l’on est censé en être libéré : en Corée du Sud. À un plan aérien sur Séoul se superpose une voix de haut-parleur scandant ressentiment historique, nationalisme et paranoïa anti-communiste : voilà qui suffit au film pour rappeler, à l’adresse des touristes étourdis, que ce qu’on pointe volontiers du doigt dans le Nord, les injonctions de la propagande, la peur de l’Autre, trouve au Sud un équivalent symétrique, même au travers d’images moins opaques. Des maux qui ne connaissent pas de 38e parallèle, et qui font se demander si les transfuges du Nord se sont, au fond, vraiment évadés.