Depuis la découverte du reggae aux États-Unis et en Europe, la Jamaïque n’a cessé de rayonner pour sa musique et ses artistes. Des anciens comme Bunny Wailer ou Toots et leurs éternelles tournées mondiales aux nouveaux venus, l’île des Caraïbes semble toujours un vivier de musiciens. Laperrousaz filme un véritable défilé de stars et d’artistes prometteurs, enchaîne les interviews et les scènes de concerts. Mais à montrer un peu de tout, le film perd en profondeur et lasse par son absence de direction.
Ni pure captation de concert ni film image d’un groupe, Made in Jamaica tente d’esquisser un portrait de la Jamaïque en traçant quelques lignes de sa musique. Forcément non exhaustif, le film de Jérôme Laperrousaz n’entre pas non plus en profondeur dans l’univers des artistes choisis. La musique semble plus un cadre à l’intérieur duquel doit apparaître la vie des habitants. Paradoxalement, pour eux la musique est ce qui permet de sortir du cadre de leur existence. C’est entre les deux portraits flous d’un genre musical aux larges ramifications et des habitants de l’île que Laperrousaz nous perd, non comme une déambulation mais comme un abandon. La succession des artistes, des scènes de concerts et des entretiens ne mène pas vers une idée précise, et leur puissance reste trop inégale pour qu’elles se suffisent à elles-mêmes.
Difficile de donner aux images un rythme en cohérence avec les musiques variées et de construire une rythmique de l’ensemble. Si l’influence du Reggae se retrouve partout, le balancement hypnotique du roots alterne avec les déhanchements sexuels pratiqués sur le Dance Hall. Rythmes syncopés et rapides, chants entre le ragga et le rap, les sound-systems font fureur dans et hors les ghettos, dans et hors l’île. Ce phénomène, cousin des raves-party, n’est pas réellement décrypté. La violence des textes, le clinquant du star-system apparaissent plus que les inter-influences entre Dance Hall et Reggae. Pour en savoir plus sur le mix de musiques et d’origines, on préférera par exemple Les Rois créoles de la Champeta, de Lucas Silva, sur les caribéens qui mélangent de la techno aux musiques traditionnelles africaines et colombiennes sur des platines de récupération.
Réalisateur à l’ORTF au milieu des années 1960, Laperrousaz a depuis principalement réalisé des films pour la télévision. Publicités, documentaires et fictions, souvent autour de la musique. Made in Jamaica ne se distingue pas beaucoup – hormis par sa longueur – du reportage télévisuel au format 52 minutes notamment par l’alternance classique et sans direction de scènes de concerts type clip et d’interviews des musiciens. Le refus du linéaire, s’il veut éviter tout didactisme, n’est malheureusement pas accompagné d’un dispositif fort. Les plans agressifs en contre-plongée suivent les performances des groupes et des danseuses qui les accompagnent. Comme souvent lorsque le cinéma capte la musique, les brusques mouvements de caméra rappellent ceux que Mister Bean pratiquait avec sa mini-DV pendant ses vacances en France.
Filmer la musique consiste souvent à magnifier les expressions et mouvements des musiciens. Particulièrement en concert, à spectaculariser, pour le show mais contre le décryptage. Vouloir coller au rythme pousse fréquemment les cinéastes à aligner strictement montage et mouvements de caméra sur le tempo. Plus ambitieux sont ceux qui créent un lien par une harmonie plutôt que par un calque, comme Fatih Akin avec Crossing the Bridge, où les rues d’Istanbul portent les pas d’Alexander Hacke et font le pont entre différentes musiques. C’est le moment où la caméra ne se contente plus de montrer mais révèle une approche, parfois de la musique, en tout cas du réalisateur. Le cinéma parvient alors à faire apparaître un peu de ce qui reste généralement un vaste hors-champ : le processus de création, l’autour du jeu qui le prépare. On n’est plus seulement au concert mais aussi dans les coulisses, vers une relocalisation de la musique dans le contexte de son émergence.
Si la musique est présentée comme un des rares moyens de sortir légalement de la misère, les parcours des jeunes stars jamaïcaines montrent qu’ils s’accompagnent généralement de violence. Les chanteurs et chanteuses, pendant les interviews, se plaignent de la pauvreté et rejettent cette violence qui entoure l’île. Pourtant sur scène le discours est à l’opposé et les artistes de Made in Jamaïca changent d’attitude comme de ton sans qu’aucune explication ne soit donnée. Mais Laperrousaz ne fouille pas les paradoxes. Son film révèle presque malgré lui une certaine évolution : les pères du reggae vivaient dans la violence mais chantaient plutôt des chansons d’amour qui honoraient la paix. Les enfants du reggae vivent dans la violence et chantent plutôt des chansons de haine. Au-delà : rien. Entre ces deux extrémités d’une musique et de ceux qui la vivent, Laperrousaz peine à tenir le cap, ballotté par les jamaïcains à tel point que même au montage, le film ne retrouve pas de ligne de basse.