Sur le parquet lustré du film d’art sur l’art, il y aura peut-être un avant et un après Maestà. Remarqué au FID, au début de l’été, en salle après huit ans d’un travail fastidieux, ce « tableau prenant vie » n’a pourtant rien de la maestria de ses illustres prédécesseurs : exit les works in progress clinquants, du Mystère Picasso à Banksy, où le cinéma, en accélérateur de particules, faisait entrer les arts augustes dans la caverne du spectacle de masse. Bien que fidèle à l’œuvre de Duccio, ici le cinéaste ne ploie pas sous l’autorité de la peinture. Et si Maestà reconstitue les vingt-six tableaux de cette Passion à la lettre, de l’entrée à Jérusalem au Chemin vers Emmaüs, c’est moins pour exalter la grâce – réelle, évidemment – de l’œuvre copiée, que pour ressusciter le chantier laborieux du simulacre qui la précède. C’était déjà le programme de Cène, version moins élaborée de Maestà, où une petite troupe de figurants s’affairait à construire le décor du dernier repas du christ d’après le même tableau, avant que tous ne se figent dans la même posture que leurs modèles. Rien d’irrévérencieux, au fond, dans l’idée de revenir à « la pose » pré photographique de chacune des cases du polyptyque, si ce n’est qu’avec ses accessoires en mousse, ses décors aplatis pour respecter l’effet 2D de la peinture d’époque et les déplacements d’alpinistes de ses figurants, Guérif prend un malin plaisir à transformer le tout en un chat glacé géant. Horizon postmoderne qui fait tout le sel de cette contrefaçon hyper appliquée – autant que sa limite. Car, même si l’on devine assez vite que son sérieux de pacotille est une fausse piste, l’astuce ne suffit pas toujours à dissiper l’impression d’assister, au mieux, à l’infiltration des Monty Python chez Peter Greenaway, et au pire à une version arty de Jésus II : Le Retour sans Didier Bourdon.
Grand public
Cela dit, on ne va pas reprocher à un film d’art sur l’art – s’il n’en est pas vraiment un, Maestà s’en rapproche pour mieux en détourner les codes – la discrète ironie qui manquait justement à l’un des sous-genres qui s’y prête le moins. À ce titre, fourrant son dispositif a priori somnifère d’une bonhomie qui détonne, Guérif bombe derrière l’érudition de la référence le comique qui lui fait gagner son pari. Si bien qu’une fois passé l’étonnement devant cette grande maison de poupée en tranche, on se prend à dénombrer les miettes d’insultes échappées du brouhaha des badauds – relais plutôt cocasse, s’agissant d’une Passion –, comme ce « tocard ! » dont l’anachronisme semble autant s’adresser à Jésus qu’à l’auteur de ce delirium ex machina moulé dans le stuc. Constitué de vingt-six scènes tournées une à une pendant huit ans, selon le même dispositif et avec très peu de moyens (tous les figurants sont des bénévoles piochés parmi les proches de Guérif), il faut bien dire qu’il y a quelque-chose de délirant à vouloir mener pareil défi jusqu’à son terme. Indéniablement originale et assez stupéfiante, l’expérience justifie sans aucun doute sa sortie salle. On se prendrait même à rêver que la légèreté de ton de Maestà – monnaie courante dans les milieux arty – gagne un peu le film d’art, souvent coupable de figer la peinture dans son écrin de noblesse. D’autant qu’en redécouvrant Duccio au filtre de Guérif, avec ses dimensions colossales (cinq mètres de haut sur autant de large) et ses deux saisons en deux fois treize épisodes, la Maestà se muerait presque en écran primitif, et la Cène, en selfie groupé le plus célèbre de l’humanité. D’ailleurs, c’est peut-être l’utopie que travaille en creux cette adaptation iconoclaste : rouvrir une œuvre par les moyens du cinéma, pour en remettre le sens (dramaturgique et sémantique) aux mains de ses destinataires d’origine – celui du Duomo de Sienne au trecento, donc le peuple. Délogé de cathédrales en chapelles, le retable échouera finalement au musée (en 1878), consumant le divorce art/public que chapeautent les dieux du patrimoine – et que seul le cinéma, en spectacle de masse, serait virtuellement capable de conjurer.
Aussi, Duccio en salle, c’est le fantasme d’une filiation retrouvée : accrocher cette peinture – populaire – au portique du cinéma, c’est un peu lui offrir un baroud d’honneur devant les descendants de son public d’origine. Mais encore faudrait-il que Maestà croise le chemin de ses spectateurs, et cela, c’est évidemment une autre histoire…