Difficile d’appréhender Mains brunes sur la ville comme un véritable objet visuel : l’image n’y est jamais qu’un support-enregistreur pour témoignages quand elle ne se dissout pas dans une fonction illustrative d’ordinaire cantonnée aux enquêtes télévisuelles. L’approche journalistique, bien informée et incisive, l’emporte ici sur la démarche cinématographique. C’est que le temps n’est malheureusement pas à la recherche formelle. À quelques mois des élections, il y va de la nécessité civique d’une investigation susceptible de saisir sur le vif le devenir politique de la région PACA où, depuis les années 1990, triomphe l’extrême-droite. Quand le temps manque, l’optique revient à l’haptique, le voir à la saisie. Entre l’urgence de cette prise de parole et la lourdeur des prises de vue, le duo Malet-Richard a vite tranché. À vos proches et sur les réseaux sociaux, faites passer !
Tout, dans ce documentaire de Bernard Richard et Jean-Baptiste Malet, converge vers cette volonté de saisie : ils semblent s’être attachés scrupuleusement à capturer la vie morne qui agite les fronts frontistes dans ces laboratoires du fascisme que sont devenues les villes d’Orange et de Bollène. Et le faire d’abord en laissant se confondre les voix qui se laissent aller à l’analyse comme à la confession. C’est d’abord celle du maire d’Orange, Jacques Bompard, au passé de dirigeant au groupuscule extrémiste « Occident » aussi glorieux que celui de Gérard Longuet. Entre les saluts amicaux qu’il lance avec bonhommie à ses compatriotes qui font le marché en toute sécurité sous l’œil des caméras-amies des sociétés de surveillance, on devine que seul un certain narcissisme le pousse à se laisser approcher par ces caméras-ennemies, celles que sa femme, qui répond au doux nom de Marie-Claude, elle-même maire de Bollène, déteste tant. Cette nazillonne effarouchée, qui a tenu il y a peu à mettre sa ville sous la protection du Cœur de Jésus, partage avec son mari « la même foi, la même fierté et le même front » (Desproges). Mais sa voix à elle possède cette qualité particulière de se confondre avec celles de ses opposants qu’elle persécute, lorsqu’elle déclare, filmée à son insu par nos deux enquêteurs, par un mouvement de victimisation des bourreaux digne des sophismes marinistes : « on me chasse, on me poursuit, on me malmène ! » C’est enfin, et c’est assez effrayant, la voix de notre actuel ministre des transports, Thierry Mariani qui parvient si mal à défendre l’idée d’une distinction claire et distincte entre l’UMP et cette extrême-droite mal déguisée dans ses costumes de croisés. Car cette région, comprenez, est si pressée de rejoindre les valeurs médiévales, lors de carnavals et autres kermesses en cottes de mailles, qu’elle saute par dessus le siècle des Lumières : qu’importe la Raison, tant que l’on a assez de « cœur » pour sauver la cité des barbares !
Ce canon de voix discordantes a des corps à leurs images : des visages serrés, des cernes figées, des gestes de rejet. C’est sur cette piste que se lance le documentaire, en nous laissant découvrir les attitudes de refus du couple Bompard et des plus proches collaborateurs. C’est là un centre que les réalisateurs, à force d’être insultés par les intéressés, se sont vus obligés d’atteindre autrement que par la ligne droite. Aux stratégies d’évitement, ils ont fait correspondre, au cours du protocole de tournage, des techniques de contournement qui nous font entrevoir ce qu’est effectivement la polis sous l’extrême-droite. En filmant les marges, on atteste ainsi d’une absence (les centres sociaux des cités laissées à l’abandon du fait d’une tuerie organisée des mouvements associatifs) ; en filmant l’hyper-centre, on révèle que l’activité ne concerne plus les jeunes, mais le troisième âge, clientèle d’excellence parce que majoritaire en ces contrées ensoleillées et qui apprécie tellement les thés dansants (pour des photos, rendez-vous sur le site de la ville de Bollène…). De fait ou de parole, éclate surtout, tout au long du film, la poisseuse bêtise et l’inculture affligeante des plus fervents défenseurs d’une idéologie aux « idées courbes » (Ferré). Ce caractère retors et fourbe des agissement et des réflexes de pensée de ce que que le film nous enjoint d’appeler les extrêmes-droites est sûrement ce que montre le mieux le documentaire : éterniser depuis deux ans des travaux sur le parking d’une mosquée, et en interdire l’accès par d’imposants rochers n’est qu’un détail de cette bien sombre histoire.
Au bout du compte, le documentaire, et il est dommage qu’il ne serve pas plus de cette impossibilité comme d’un levier argumentatif, en dit autant par ce qu’il montre que parce qu’il n’a pas pu montrer. On rêve parfois de ralentis à la Godard ou à ses célèbres clignotements d’images susceptibles de nous laisser un peu plus approcher et « penser » ces attitudes, ces corps et leurs regards. C’est là le grand paradoxe de ce documentaire : le vœu des réalisateurs est que, en passant de mains en mains, il devienne un « outil de réflexion ». Or, s’il peut évidemment constituer un matériau pour cette dernière, il n’y a pas en ce film l’ombre d’un outillage visuel et/ou conceptuel susceptible de nous permettre une compréhension véritable de l’actualité de l’extrême-droite. Le titre lui-même, outre le fait qu’il établit un rapprochement de contextes fort différents, par sa référence aux chemises brunes des nazis, tire vers un passé qui n’est pas le sien un fascisme d’une forme bien particulière en tant qu’il n’est plus l’alibi d’un seul parti mais une structure mentale parcourant quasiment tout le spectre politique. Nulle confrontation d’images pour nous indiquer ce qu’il y a de commun entre ces époques si différentes. Parler, comme le fait un intervenant, de « lepénisation des esprits » n’est pas encore satisfaisant : c’est encore appréhender le neuf avec du vieux. Le film met certes en place certains schèmes constitutifs de cette mise en pratique des principes fascisants (l’opposition entre les vieux et les jeunes ; entre celui qui travaille et celui qui vit des aides, etc.). Mais il n’y a là rien de bien spécifique à la mouvance actuelle.
À défaut de transformer véritablement les données livrées par ces morceaux de barbarisme en informations véritables, ce documentaire, tourné en un temps limité (six semaines) par un duo prometteur, avec la soudaineté de l’électrochoc, nous incite fortement à nous donner les moyens adaptées à une riposte civique immédiate. Et pour cela, ils peuvent être remerciés.