Martha Marcy May Marlene : curieux titre de film que cette combinaison de quatre prénoms féminins (en réalité, trois) qui ne font qu’un(e). Une jeune fille fraîche comme le printemps et belle à croquer qui, pourtant, restera insaisissable jusqu’au bout… Pour son premier long métrage, le jeune réalisateur Sean Durkin balaie avec une aisance folle tous les a priori qu’un petit film indé US de ce genre peut susciter. La caution Sundance n’est, une fois n’est pas coutume, pas usurpée : lauréat du Prix de la mise en scène lors de l’édition 2011, Durkin signe un film étonnant en parvenant miraculeusement à conjuguer son sens aigu du cinéma de genre (le drame social, la chronique adolescente, le thriller) et une absence totale de compromission. Soit donc un film qui, sous ses airs de ballade mélancolique aux doux accents folk, cache de brutales saillies qui déchirent le cœur et les tripes, comme une guitare qui aurait troqué ses douces mélopées contre la furie de l’électrique.
Psychanalyse du conte de fées
Au gré d’allers et retours dans le passé trouble de son héroïne, le film dévoile avec une douceur terriblement anxiogène l’histoire édifiante de Martha, une jeune femme qui décide de fuir la secte faussement baba dans laquelle elle vit depuis plusieurs mois pour retrouver sa sœur et l’époux de celle-ci, couple néo-bourgeois ultra-compatissant mais rapidement gêné aux entournures par la rescapée. Son refus de témoigner ou d’éprouver le moindre regret, son absence de pudeur ne répondent pas aux attentes de ces prototypes d’Américains fréquentables (riches, beaux, généreux, cultivés – probablement démocrates) que le couple incarne à la perfection sans même en avoir conscience. Le cinéaste ne prend parti ni pour les uns, ni pour les autres. Martha, pas vraiment une victime, est la plupart du temps parfaitement désagréable sans pour autant se rendre insupportable. Sa sœur, réellement émue par les malheurs de sa cadette, n’est à aucun moment un monstre de cynisme bien-pensant ; pourtant, elle irrite par son incapacité à trouver les bons outils pour faire face aux tourments de Martha.
Sean Durkin prend bien garde à ne pas tomber dans les travers pseudo-analytiques d’un cinéma américain indé qui se croit bien trop souvent investi d’une mission éducative. Ici, pas de discours édifiant sur la dangerosité des sectes (c’est mal) et leurs effets néfastes sur les esprits trop fragiles (c’est terrible). Durkin ne s’essaie pas non plus au parallèle maladroit entre la communauté aliénante et dangereuse d’un côté et de l’autre la famille qui, dans son genre, le serait tout autant. Parfaitement écrit, Martha Marcy May Marlene convainc précisément parce que son scénario sait se faire discret, ménageant suffisamment d’espace à la mise en scène pour remplir les creux et les bosses de cette chronique de retrouvailles ratées. Peu de choses sont dites, et les flash-backs réussissent l’exploit de révéler suffisamment l’horreur sourde dans laquelle Martha a insidieusement été happée au cours de ses longs mois dans la secte, sans pour autant surligner chaque épisode traumatique d’effets de mise en scène racoleurs. Pourquoi Martha s’est-elle laissée embarquer dans un tel cauchemar ? Sean Durkin ne fait même pas semblant d’apporter un début de réponse, mais comme dans tout conte de fée, le terrifiant méchant cache un être hypersexué qui semble n’avoir pour but que de violenter l’innocence des héroïnes. Dans le rôle du charismatique gourou, poète folk rugueux et viril, John Hawkes happe tout son auditoire avec une assurance qui fait froid dans le dos. Les grands yeux tristes de Martha, petit chaperon rouge égaré dans les bois, n’y peuvent rien : le loup dévore tout sur son passage. Le retour à une vie normale, la confrontation au quotidien d’un couple beau et heureux qui aveugle presque à trop vouloir faire entrer le soleil par tous les moyens possibles et imaginables, sont autant de miroirs tendus à Martha pour lui rendre compte d’une évidence : le monde qu’elle retrouve lui fait tout autant horreur que le monde qu’elle a fui.
Naissance d’une actrice
Si Martha Marcy May Marlene sonne comme une obscure chanson de troubadour dépressif (elle existe vraiment, cette mélodie, écrite par Jackson Frank et interprétée ici par John Hawkes au détour d’une très belle scène), c’est qu’elle semble directement inspirée par l’incroyable interprète de ce personnage multiple : Elizabeth Olsen. On ne sait pas bien si l’actrice a inspiré le rôle ou si le scénario a tout à coup pris tout son sens lorsque la comédienne est arrivée, mais le moins que l’on puisse dire, c’est que le cinéaste et sa muse se sont trouvés. La petite sœur des jumelles Olsen (si, si, les deux freaks multimilliardaires de La Fête à la maison) évoque plutôt une cousine lointaine de Maggie Gyllenhaal : même regard troublant et inquiétant, nez mutin et bouche affolante, biche suffisamment aguerrie pour ne pas se laisser attraper par le premier chasseur venu. Véritable révélation, Elizabeth Olsen hante chaque plan de sa présence à la fois fantomatique et charnelle, silhouette qui dévore l’espace alors même qu’elle semble être constamment ailleurs. Qu’elle soit Martha pour les uns, Marcy May pour certains ou Marlene pour d’autres, la comédienne reste tout aussi insaisissable que son personnage. On ne se lassera pas de sitôt de la regarder.