Indubitablement, le romancier Éric Vuillard partage avec le cinéaste Philippe Grandrieux une même sensibilité. Déjà coauteur avec lui de La Vie nouvelle en 2002, il reprend aujourd’hui avec Mateo Falcone le geste du cinéaste à travers une mise en scène qui s’en inspire largement. Autre influence perceptible du film, Bruno Dumont, voulu omniprésent dans ces espaces ouverts des causses où le jeune Fortunato se retrouve confronté à la violence des adultes. Il fallait oser une telle cohabitation de ce que le cinéma français a proposé de mieux ces dernières années. Au risque de ne pas trouver, écrasé par de si singulières signatures, autre chose qu’un formalisme désincarné.
Innocence perdue
Deux procédés viennent soutenir l’innocence de Fortunato : la sensation (Grandrieux) et la contemplation (Dumont). Le premier se traduit par une caméra très rapprochée, qui vient souligner l’appréhension d’un monde vécu comme pour la première fois. Le vent dans les cheveux et son sifflement aux oreilles, le soleil sur la peau, le contact de l’eau et des mains plongées dans le grain. La sensation témoigne ici de l’innocence par excellence dans la pureté de son rapport direct au monde : une perception absente de toute moralité. Le second procédé fonctionne de la même manière, dans la béatitude d’une libre contemplation. Fortunato admire et se laisse ouvertement envahir par les paysages. Ces plans-là sont les plus réussis : ils donnent lieu à des tableaux proches d’une peinture dix-neuviémiste (époque à laquelle se déroule le récit, adaptation de la nouvelle éponyme de Mérimée que Vuillard traduit en un western des causses), dans lesquels le ciel est habité par d’imposants nuages gonflés aux contrastes remarquables ou bien simplement baigné d’un rouge-Munch. Mais déjà, cette picturalité semble un peu démonstrative ; beauté fanée, vite figée.
L’incarnation manque. Peu à peu, ces plans où la sensation est érigée en pièce maîtresse viennent paradoxalement se résumer, dans leur accumulation, à illustrer l’idée de l’Innocence. Trop marqués, ils échappent à la singularisation de Fortunato pour devenir abstraction. Ainsi ce qui avait commencé dans la sensation se voit ramené à des plans d’ordre générique : une fleur, une abeille… De la même manière, les plans larges sur les paysages sont étonnamment confinés à une certaine neutralité.
Face à cette Innocence, la Violence est à son tour montrée de la même manière, trop conceptuelle. Comme on avait du mal à croire à l’Innocence, on a du mal ici à croire à cette Violence trop générique, trop imprécise. Le film semble penser que seule l’opposition suffit. Pratiquement dénué de dialogues, il se met au défi de faire une confiance aveugle à ses images. Mais en ramenant ces dernières à l’Idée préétablie qu’elles sont censées contenir, dans l’espoir que ces deux blocs juxtaposés entrent en confrontation, il oublie en fait de nous en dire quoi que ce soit. Il manque là une singularité, ne serait-ce que celle de Fortunato, quelque chose qui l’incarne plus comme un personnage que comme une idée (il est « l’Enfant » ; de même que les autres sont « les Adultes »). Le film semble se mordre la queue en se dédouanant ainsi : qu’est-ce que le Mal ? ce qui contamine l’innocence. Et qu’est-ce que l’innocence ? ce que le mal contamine. En se renvoyant ainsi la balle, les deux termes de l’opposition se gardent toujours d’être abordés autrement que dans leur abstraction figée.
Du Mal
Nous sommes loin ici de cette puissance de la subjectivité chez Grandrieux, imprégnée d’une tension et d’une angoisse sans répit. Rappelons-nous Sombre, ou ce pari fou mais relevé haut la main de façonner la fiction au moyen d’une glaise expérimentale. Le geste est tremblant, constamment déstabilisé, les visages oscillent sans arrêt et luttent pour se maintenir dans le cadre de plans ultra rapprochés, sortes de détails dans lesquels se perd le regard, presque schizophrénique, incapable de percevoir autre chose que des fragments, incapable de reconstituer un quelconque tableau d’ensemble. Gagné par la folie, ce cinéma est une pure expérience sensorielle ; coup de maître : la fiction n’y était jamais délaissée pour autant.
Dumont reste également bien caché dans les hautes herbes de ces causses ; voulu omniprésent mais finalement impalpable. Si le film tente peu à peu de faire intervenir la violence et son Mal, la séparation imposée dès le départ entre Innocence et Violence ne permet finalement aucune imperméabilité, aucune porosité ; ni donc aucune altération de l’Innocence. On est loin de ces plans à la beauté malade qui circulent dans toute l’œuvre du réalisateur de La Vie de Jésus, la ponctuent. Ces plans dans la durée desquels surgit, toujours inexplicablement, le Temps ; Auquel manque atrocement un au-delà. Comme un rappel terrible à l’ici-bas. Il suffit alors étrangement que deux êtres se retrouvent perdus au milieu d’un paysage gris pour qu’ils existent pleinement, dans la limite effroyable en même temps que sublime de leurs corps, et sans qu’il soit besoin d’autre chose que de leur présence à l’écran.
Éric Vuillard révèle qu’à la lecture de la nouvelle de Mérimée dans sa jeunesse, il avait ressenti le retournement final (que nous laisserons ici secret pour qui ne connaîtrait pas l’histoire) comme une injustice, comme un surgissement trop évident de l’auteur qui trouvait là moyen d’affirmer son point de vue au détriment de l’enfant. Vuillard a donc voulu se placer de son côté. Mais en ne parvenant pas à doter Fortunato de sa singularité, c’est pourtant le même sentiment qui gagne encore aujourd’hui devant son film. Pour autant, si le geste de Vuillard ne parvient pas au niveau de ses inspirations et se voit alourdi par une formalité trop appuyée, trop perceptible, on peut donc bien louer sa recherche. Si le seul reproche qu’on pouvait faire au cinéma français était de trop vouloir atteindre Grandrieux et Dumont sans y parvenir, tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes…