Entre 1997 et 2007, 187 000 fermiers se sont suicidés en Inde. Une situation catastrophique qui revient régulièrement hanter les pages des journaux nationaux, sans qu’aucune mesure drastique ne soit prise, dans le même genre de fatalisme qui entoure les attentats en Irak. Dettes auprès de prêteurs peu scrupuleux, famine et sécheresse hantent le quotidien des campagnes indiennes depuis des dizaines d’années, et la mort semble toujours encore la meilleure solution ; mais depuis que le gouvernement indien octroie une compensation aux veuves des « suicidés », il semble que le phénomène ait redoublé d’ardeur. Nul besoin de se rendre au fin fond du sous-continent pour trouver les tristes héros de Maudite Pluie ! Satish Manwar a tourné son film dans l’État du Maharashtra, qui a pour capitale celle que l’on a surnommée la « New York de l’Inde », Bombay. Mais pour les paysans du film, Bombay pourrait tout aussi bien se situer aussi loin que New York, et Bollywood est bien le cadet des soucis de Satish Manwar. Sans chansons et danses pour atténuer la violence de son propos, mais sans misérabilisme non plus, il montre que le cinéma marathi a encore beaucoup de choses à dire.
Maudite Pluie ! a été réalisé en langue marathi, dans la région du Maharashtra. Un détail qui a son importance lorsque l’on connaît la spécificité du cinéma indien. Le Maharashtra a en effet pour capitale Bombay, où règne en maître l’industrie en hindi de Bollywood. Le hindi n’est pourtant pas la langue de l’État du Maharashtra, mais en tant que langue principale du sous-continent, elle a été choisie par la puissante industrie cinématographique afin de toucher le maximum d’Indiens. Difficile dans ce cas pour le cinéma marathi de parvenir à s’imposer. De fait, après une brève période de gloire dans les années 1930, où le cinéma en marathi est considéré comme l’un des centres du cinéma de qualité en Inde, il disparaît progressivement au profit du cinéma en hindi. Ces derniers temps, alors que Bollywood s’essouffle, le cinéma marathi semble connaître un renouveau bienvenu, avec des œuvres aux thématiques ancrées dans les problématiques contemporaines de la société indienne ou des films éloignés de la formule traditionnelle danses+chansons+3 heures, comme l’hilarant Harishchandrachi Factory (2009), qui raconte le tournage du premier long métrage indien, Raja Harishchandra.
Maudite Pluie ! s’inscrit dans cette veine d’un cinéma indien artistique vivant, mais invisible faute d’une distribution nationale correcte. L’objectif est clair : évoquer certains problèmes de la société indienne contemporaine, loin de l’atemporalité et de la féerie du cinéma commercial. Satish Manwar, dont c’est le premier film, a choisi une réalité scandaleuse, le suicide en masse des fermiers indiens, dont le cinéma hindi s’est emparé au même moment pour un film mièvre et hystérique produit par la star Aamir Khan, Peepli Live ! (2010) Pas question pour Satish Manwar de s’appuyer sur cette tragédie pour construire un mélodrame larmoyant : il y a même un certain humour noir dans cette histoire d’épouse inquiète à l’idée que son mari, accablé de dettes et désespéré, s’inspire de ses voisins en se tuant afin d’apporter à sa veuve la compensation gouvernementale accordée pour tout cas de suicide. La jeune femme tente le tout pour le tout : elle fait suivre son mari par sa belle-mère à moitié infirme (et récalcitrante), par son jeune fils pas très futé, où qu’il aille ; lui cuisine des plats sucrées ; l’enjôle afin qu’il passe la nuit avec elle ; vend tous ses bijoux pour lui acheter des sacs de grains. Et nous voici suspendus à un véritable suspense : Alka parviendra-t-elle à sauver son époux ? De fait, si Satish Manwar nous révèle tout des inquiétudes de la jeune femme, les pensées de l’homme nous sont, autant qu’à elle, complètement hermétiques, jusqu’au moment final, où l’on réalise qu’il est peut-être manipulé par des rapaces tirant leur beurre de son désespoir.
Nombre de films évoquent la dépendance de l’homme à la nature ; le cinéma indien ne fait pas exception, dans un pays où les trois quarts de la population vivent de l’agriculture et des trois mois de mousson annuels sans lesquels l’espoir est perdu. Le village dans lequel luttent nos deux héros connaît la sécheresse depuis deux ans, et Satish Manwar insiste sur cette aridité en de longs plans sur la campagne morte, dans des tons jaunes et ocres qui semblent brûler la peau. L’héroïne se rend chaque matin à pied à l’unique puits du village où elle trouvera un fond d’eau sale à plusieurs mètres sous terre, dans la crainte que même cette source croupie se tarisse. Quand la première pluie tombe et que le jeune fils, réveillé par cette soudaine averse, la maudit pour l’avoir mouillé alors qu’il dormait à l’extérieur, son père le bat comme si ce juron pouvait leur porter malheur auprès de la nature. À l’inverse de la scène finale du bollywoodien Lagaan (2001), aucune exaltation ne vient pourtant s’emparer des héros : la pluie, source de vie, peut être aussi source de mort, si l’orage est trop violent. Mais l’on reste pendu aux bulletins météorologiques, un retard de quinze jours de la mousson pouvant être également fatal.
Si la tragédie couve – l’ouverture du film sur un homme pendu semble la présager –, le ton du film n’est ni misérabiliste, ni lourd et n’impose pas de « message » politique. Dans la pure tradition indienne, c’est la fatalité qui dirige la vie de nos deux héros ; les cris et les larmes de la femme sont rendus muets, car ils n’ont pas assez de force pour être entendus. Et le petit garçon sur lequel s’achève le film avance tranquillement sans savoir qu’il connaîtra sans doute dans quelques années le même destin que son père. Que faire en effet quand la cruauté des hommes et celle de la nature se sont liguées pour rendre vain tout effort de survie ?