Éclipsé par ceux de ses compatriotes Zulawski, Wajda, Polanski ou Kieslowski, le nom du cinéaste polonais Jerzy Kawalerowicz semble un peu oublié, malgré le Prix du Jury cannois que remporte en 1961 cette Mère Jeanne des anges. Cette année-là, une autre nonne rafle la Palme, Viridiana, évinçant encore un peu plus Kawalerowicz de l’histoire du cinéma. Il faudrait pourtant redonner à ce film la place qu’il y mérite. L’occasion nous en est donnée avec la ressortie en salles de son septième long-métrage.
Kawalerowicz se fait connaître en 1959 avec Train de nuit, sombre portrait de la société polonaise dont l’élégante austérité et la tension inachevée du récit évoquent Antonioni. Parce qu’il se désintéresse des grands thèmes nationaux qui alimentent alors le cinéma de son pays (l’histoire et l’identité polonaises), le film est rejeté par la critique. Mère Jeanne des anges subira le même sort, plus éloigné encore des préoccupations nationales, brouillant toutes les pistes spatio-temporelles pour aspirer à une dimension universelle. Moderne, Kawalerowicz l’est incontestablement par le processus de rupture qui sous-tend ces films : rupture avec l’académisme cinématographique de l’Est comme avec le néoréalisme qui ouvrait depuis quelques années une autre voie moderne dans la cinématographie européenne. Une autre rupture, a priori, semble éloigner ces deux longs-métrages, tant leur sujets diffèrent : après le faux polar lors d’une nuit de rencontres avortées dans l’intimité d’un train, celui de Mère Jeanne des anges est de bien plus grande envergure. Le film s’inspire en effet de la célèbre affaire des possédées de Loudun : au XVIIIe siècle, un petit couvent reçoit la visite du père Suryn, chargé d’exorciser Mère Jeanne et quelques sœurs possédées par des démons particulièrement tenaces, après les vaines tentatives de plusieurs prédécesseurs. Entre la Supérieure éponyme et l’exorciste naît une passion vénéneuse qui les mènera jusqu’au point de non-retour.
Cette même chasse aux sorcières inspirera Les Diables à Ken Russell, dix ans plus tard. À l’encontre de l’envoûtante débauche baroque que déploiera le réalisateur britannique, Kawalerowicz fait preuve d’un minimalisme aussi fascinant qu’angoissant. C’est ce minimalisme, ici radicalisé jusqu’à l’abstraction, qui rapproche ce film de l’épure sinistre de Train de nuit et instaure entre ces films un prolongement stylistique qui met le cinéaste en phase avec l’évolution des formes filmiques dans l’Ouest européen. Mère Jeanne des anges n’est pas loin des recherches visuelles de Bresson ou du réalisateur de L’Avventura. Dans cet écart esthétique, le geste du cinéaste rejoint le sujet même de son film : briser les normes. Kawalerowicz s’intéresse à la nature humaine mise à l’épreuve de sa résistance aux dogmes, que l’interprétation soit sociopolitique (il n’est pas difficile de lire un sous-texte anti-communiste) ou lyrique (l’histoire d’amour qui, on le comprend aisément, ne fut guère au goût du Vatican).
Toute la tension qui émane de cette confrontation s’exprime à travers un méticuleux travail graphique de l’image qui fait surgir les corps du cadre austère qui les environne, établi avec le chef opérateur Jerzy Wójcik et le décorateur Roman Mann. Contre les lignes architecturales du décor qui enceignent les corps de rayures, de barrages et de grilles, les contours flottant des drapés manifestent le trouble qui ne demande qu’à exploser. Les robes des nonnes tournoient, sèchent sur le fil à linge, comme délestées de la pesanteur du lin, et l’uniforme devient expression de la passion. Mère Jeanne et le père Suryn se déshabillent, exposant quelques centimètres carrés de peau offerte à la flagellation comme à la tentation. L’emploi expressionniste de la lumière fait moins lutte entre le Bien et le Mal qu’entre le précepte et l’amour, en une tension inconciliable aspirant l’immaculé vers le côté obscur du désir. Kawalerowicz détache les figures du fond (surtout le visage, fascinant, de Lucyna Winnicka) pour exprimer leurs pulsions, ou leur doute. À cet égard, le champ-contrechamp lors de la rencontre entre le prêtre et le rabbin (subtilement interprétés par le même acteur, Mieczysław Voit), est exemplaire de cette exposition à l’incertitude qui gagne les garants des dogmes.
Tout est contraste et fracas, mais avec une retenue, avec pudeur et un mutisme qui laisse place à une bande-son envoûtante. Cloches, chant des nonnes, écho des voix dans la chapelle déconstruisent la rigidité de l’espace et ramènent dans les plans, le plus souvent rapprochés, un hors-champ moins spirituel qu’instinctuel. L’enjeu dramatique du film émane de cet impeccable gothique minimaliste qui réinjecte un peu de nature humaine dans la rigidité d’une Pologne communiste éminemment pieuse. Ode à la lutte, Mère Jeanne des anges reste encore aujourd’hui un ensorcelant pamphlet.