Michel Petrucciani (1962 – 1999) : un génie charismatique du jazz de 91 centimètres dont les os malades pouvaient se briser à chaque instant. L’antinomie était assez romanesque pour qu’un portrait filmé devienne une évidence. De même était évidente notre crainte du consensuel, mêlée à l’inévitable espoir d’une forme dont au moins l’ambition serait à la mesure de l’œuvre traversée. Comme si souvent lorsqu’on filme la musique ou les musiciens, il n’en est rien, Michel Petrucciani est un reportage honnête, qui oscille entre pires effets et beauté de la musique et de certains témoignages.
Évidemment, Michel Petrucciani fut un être d’exception, dont le physique n’aurait jamais laissé prévoir un tel talent si sa rage de vivre et sa sensibilité n’avaient été si fortes. Il était à craindre que le film, commandé par Serge Lalou (Les Films d’Ici) à Michael Radford (Le Marchand de Venise, le très Academy-Awardisé Le Facteur…), ne fasse de la musique que le vecteur d’une formidable force de vie. Curieusement, alors que tel est le programme annoncé, la musique s’épanouit. Peut-être parce qu’inévitablement on voit beaucoup – jamais trop – Petrucciani jouer, et qu’au-delà de la performance, son jeu est d’une puissance si primale, d’une émotion si évidente, qu’il est accessible à presque tous. Peut-être parce que les témoignages, des musiciens à la famille, même s’ils sont fous de l’homme, ne peuvent le séparer de sa musique. Peut-être – la boucle est bouclée – parce que le charme de Petrucciani contamine jusqu’aux images qu’il habite.
Cela n’excuse pas les pires effets des pires reportages télévisuels. Tout au long du film, des gros plans fondant d’une horloge et le tic tac des aiguilles, battent la mesure d’une vie. Tout est dit. Il est pourtant possible de dépasser cela pour qui serait curieux de mieux connaître le parcours de l’homme, ou qui ne le connaîtrait pas du tout. Ce qui aide à oublier ces tics de forme au symbolisme écœurant, c’est aussi l’absence de positionnement d’un réalisateur résolument lisse, qui laisse libres les témoignages et ne censure rien des contradictions qui émergent. Dans une archive, Petrucciani raconte en souriant sobrement une anecdote dont il est le héros, les témoins du plan suivant s’esclaffent qu’il en rajoute toujours. C’est que la personnalité grandiloquente de Petrucciani, cacou du sud et bourreau des cœurs, fait partie de son charme, et gagne en sympathie ce qu’elle arrache au mythe.
Toute la vie de l’homme – à vraie dire courte – est traversée. Sa carrière, ses rencontres musicales, de Clark Terry à Stéphane Grappelli en passant par Lee Konitz, Wayne Shorter, John Abercrombie ou Aldo Romano, du public des clubs de Provence au Pape en passant par les centaines de milliers de fans et les concerts monstre. Ses rencontres personnelles, quelques-unes de ses femmes, quelques-uns de ses charmes, de ses excès, de drogue ou de travail à la fin de sa vie, comme le montrent les incroyables images de ses ultimes prestations, quand, dégoulinant de sueur, il achève ses concerts os et piano brisés.
Le portrait est donc honnête, souvent passionnant, mais si c’est déjà bien, il bute inévitablement sur la place de la musique, que ne creuse pas Radford. On saura tout juste que la constitution de ses mains lui permit une rapidité de frappe étonnante. On constatera le lyrisme de son jeu, mais à chaque spectateur de le faire résonner avec d’autres musiciens, de son temps ou non. Et le film évacue également tout contexte musical. S’il est de bon ton de dire qu’il est le premier non-Américain à signer chez Blue Note, Radford évoque le jazz des années 1930, 1950 ou 1960 avec le même filtre de neutralité, comme si son appréhension et celle de ses musiciens n’avaient jamais changées. Les dix-huit années de carrière de Petrucciani, de 1980 à 1998, viennent bien après l’Age d’Or du jazz. S’il s’est institutionnalisé, l’écart est devenu gouffre entre un jazz commercial, accessible, et le postmodernisme, peu écouté et taxé d’élitisme. La musique de Michel Petrucciani, on l’a déjà écrit, touchait immédiatement et n’a jamais cessé de creuser un lyrisme parfois étouffant. On aurait aimé en entendre davantage sur cette musique, comment était-elle vue par d’autres pianistes et musiciens, comment lui-même se positionnait-il face à l’avant-garde du jazz ? Pour cela, il aurait fallu que Radford dépasse la bravoure d’une vie à l’arrachée, pour entrer dans le bien plus âpre mais passionnant travail de la musique.