Mars 2011, quelque part dans la morne banlieue de Damas : Nahla, jeune femme mutique à la colère sourde, traîne son ennui existentiel tandis que le pays s’enfonce dans une répression de la révolution qui promet des jours encore plus sombres. Pour son premier film, la jeune réalisatrice Gaya Jiji, exilée de Syrie depuis 2012, est allée puiser dans ses souvenirs de jeune femme contrariée dans l’expression de ses désirs tout en se risquant à une évocation de son pays, quelques semaines avant qu’il ne bascule dans une guerre aussi complexe qu’interminable. Le résultat témoigne d’un bel équilibre entre ces deux dimensions, inscrivant le parcours intime d’une Syrienne désillusionnée dans les lendemains précaires de son pays. Sans jamais user de la force symbolique qu’un tel sujet convoque ni même tenter de cerner les tenants et les aboutissants du chaos politique à venir, la réalisatrice prend le parti de se focaliser sur son personnage principal, incarné avec une force contenue par Manal Issa. À l’image de cette scène où elle partage un taxi collectif et impose aux autres voyageurs d’ouvrir sa fenêtre parce qu’elle manque d’air, Nahla mène une lutte pour s’extraire d’un cadre étouffant. Mais contre quoi lutte-t-elle exactement ? Elle ne le sait pas exactement – du moins, elle ne semble pas dans l’optique de le formuler, ses pensées nous restant la plupart du temps inaccessibles – si ce n’est qu’elle ressent son corps prêt à exploser, malmené par une somme de désirs inassouvis, cadenassé par une société patriarcale et conservatrice qui oblige les femmes à taire ce qu’elles sont. La déflagration promise par la tension dramatique est autant celle d’un pays qui va sombrer sous peu dans l’anarchie que celle d’une jeune femme qui n’arrive plus à faire semblant, se dérobant à un mariage arrangé avec un exilé ou rejetant en bloc ce que l’ordre social attend d’elle.
Un corps en hiver
La dynamique de la mise en scène du quotidien de Nahla s’organise essentiellement autour de deux axes : d’un côté, le cadre serré que la réalisatrice délimite autour du visage ou du corps de la protagoniste, comme pour mieux renforcer son sentiment d’asphyxie ; de l’autre, son regard à elle, toujours orienté vers un hors-champ flou et informe sur lequel elle ne semble avoir aucune prise. Si Gaya Jiji a judicieusement intégré à son montage quelques images d’archives de la Syrie avant qu’elle ne soit détruite par les bombardements, inscrivant ainsi sa fiction dans une réalité documentaire, la réalisatrice sait tirer parti de ne pas pouvoir filmer son pays tel qu’il était en 2011 : le territoire meurtri devient alors un lieu vague et opaque d’où surgissent quelques fulgurances sensorielles qui prennent la forme d’inserts oniriques au cours desquels Nahla caresse le corps dénudé d’un amant anonyme. Ces échappées ouvrent quelques perspectives à ce morne quotidien, vite limité à un appartement trop exigu où les femmes (une mère envahissante, deux sœurs résignées) passent leur temps à se chamailler parce qu’elles souffrent de ne pas trouver une place et une reconnaissance à l’extérieur. Comme une provocation face à la bienséance requise, la jeune femme finit par s’échapper du giron familial en se liant d’amitié avec Madame Jiji, voisine installée deux étages plus haut et tenancière bienveillante d’une maison close. Ici plus qu’ailleurs, Nahla y trouve un refuge où le toucher et le contact physique (que symbolise le titre du film, à la fois simple et imagé) prennent une dimension toute politique.