L’excision est le sujet d’une brûlante actualité que met en scène le réalisateur sénégalais Ousmane Sembène. Quand deux millions de petites filles chaque année se font exciser aujourd’hui dans le monde, Moolaadé sonne l’urgence d’une prise de conscience.
Plus la narration déroule linéairement les images du quotidien des femmes africaines, plus on ressent un sentiment de malaise face à la violence portée aux femmes africaines qui se rejoue ici devant nos yeux. Collé Ardo, ayant déjà interdit la mutilation de sa fille Amsatou, recueille quatre petites filles en invoquant auprès des exciseuses de son village le droit d’asile, le moolaadé. Chaque habitant va devoir prendre une position dans le débat que déclenche la révolte de Collé Ardo contre l’ancestrale tradition de l’ablation du clitoris des jeunes filles à l’âge de sept ans, quelquefois plus jeunes encore.
Ce n’est pas une fiction à proprement parler, ce n’est pas un documentaire, et pourrait-on retrancher l’analyse derrière la classification de fiction réaliste que l’on ne serait pas moins capable de définir le spectacle bouleversant que nous présente Ousmane Sembène. L’atmosphère pesante ressortit à celle d’un huis clos : les mêmes actants déambulent dans un décor circonscrit entre la case des femmes où s’organise la lutte contre l’excision et la place publique sur laquelle s’affrontent hommes et femmes devant le conseil des anciens. D’une part, ce cadre fermé permet de symboliser la fonction d’exemplarité de l’histoire : le drame qui se déroule dans ce village sénégalais pourrait se passer dans n’importe quel autre village africain. D’autre part, le va-et-vient entre les deux seuls lieux de l’histoire représente l’enfermement des africains dans un héritage culturel barbare qui tue certaines des « purifiées ». Mais le malaise ressenti est provoqué aussi par l’interprétation des acteurs. Sont-ils comédiens professionnels ? Sont-ils des habitants du village réquisitionnés pour le film ? C’est indécidable tellement leur jeu sonne vrai. Le texte appris semble résonner au plus profond d’eux. Ces Africains incarnent les personnages avec une telle vérité qu’on penserait qu’ils interprètent leur propre rôle. Fatoumata Coulibaly (Collé Ardo), personnage principal, se dit ainsi « grillée » dans son village parce qu’elle apparaît nue dans certaines scènes et incarne à l’écran le combat contre l’excision qu’elle mène effectivement aujourd’hui en Afrique.
Sur ce sujet sensible et d’une violence difficile à montrer à l’écran, le réalisateur sait porter un regard objectif en représentant une Afrique aimante gangrenée par ses traditions ancestrales. La violence est filmée avec retenue très loin des images crues auxquelles nous pouvons être habitués aujourd’hui. Aucun plan serré dans ce film, on suit simplement à distance les personnages, spectateur impuissant du drame représenté. La caméra, toujours à même hauteur et toujours statique est ainsi représentative de la neutralité du regard du metteur en scène.
Le tragique de certaines scènes fait culminer la représentation du drame. Point n’est besoin de resserrer le cadre sur la flagellation publique de Collé Ardo pour faire ressentir au spectateur l’intensité du moment. Le mari, conduit par les anciens à punir sa femme pour perpétuer la domination de l’homme, est acclamé par les hommes du village. Les femmes encerclent Collé Ardo et l’incitent de leur chant et encouragements à ne pas céder, à ne pas tomber sous les coups. Toutes veulent gagner le combat pour leurs filles dans la dignité. Point n’est besoin non plus de filmer l’excision. Les chants africains qui accompagnent la procession des exciseuses, couteau à la main, suffisent à signifier la violence de l’acte. Des visages, des corps exhibés dans la crudité des couleurs et des formes, c’est aussi la manière de Ousmane Sembène de filmer la beauté de l’Afrique. C’est bien ici un véritable tour de force qu’il effectue en inscrivant le tragique sur le fond d’une Afrique resplendissante de vie. Ce contraste permet au réalisateur une objectivité bien plus évocatrice que ne l’aurait été un discours vindicatif. La belle Afrique souffre du ralentissement de l’évolution de la conscience de la population à cause de la perpétuation d’un héritage culturel transmis de génération en génération.
Mais le sujet est des plus délicats car les femmes elles-mêmes participent à la perpétuation de la tradition. Une scène montre une mère enlevant son enfant pendant le moolaadé pour l’amener sous le couteau des exciseuses. Sa fille en meurt. Oumsatou non excisée reproche à sa mère d’avoir compromis son mariage. Elle est prête à répondre aux exigences de la communauté pour épouser le jeune homme auquel elle était promise. Et celui-ci de retour de Paris est incapable de se dresser contre la volonté des hommes du village. Ce personnage masculin européanisé incarne la puissance de la culture africaine fondée essentiellement sur la continuation de l’héritage transmis par les anciens dont il est impensable pour les jeunes de remettre en cause les décisions. Même la dernière scène où les femmes dansent leur victoire sur l’excision non loin des radios, qui continuent de brûler dans un bûcher organisé par les hommes, montre la complexité du problème qui lie instruction des femmes et droit à la liberté individuelle. La fin est-elle utopique ? L’Afrique saura-t-elle sortir de cette gaine morale dans laquelle elle stagne ? Ousmane Sembène indique par cette scène que l’éradication des médias (télé et radio) n’a pas suffi à faire taire la révolte des femmes.
Le regard d’Ousmane Sembène n’est jamais compatissant, larmoyant ou accusateur et ne demande aucune aide. C’est justement par cette objectivité que le réalisateur incite tout un chacun à prendre en compte la réalité du quotidien des femmes africaines qui perdure, rappelons-le, encore aujourd’hui. Il est toutefois dommage que le réalisateur n’aborde pas les causes et conséquences de la castration faite au plaisir de la femme. Car c’est bien de cela qu’il s’agit dans l’excision. Au nom d’une lecture erronée de l’Islam, des petites filles âgées de 5 à 8 ans se font « couper » pour être « purifiées » avant le mariage. Considérant les femmes non excisées comme incapables de maîtriser leurs pulsions sexuelles, l’homme s’assure ainsi du contrôle du désir de la femme.
Ousmane Sembène appelle la réflexion du spectateur occidental, lequel, bien souvent, se dégage de toute prise de position en invoquant les faibles arguments d’une tradition culturelle à laquelle il ne veut prendre part. Au sortir de ce film, il est désormais impossible de se retrancher derrière le consensuel discours que l’on peut entendre quelquefois comme une excuse à l’incapacité, à la fuite des occidents devant le malheur des femmes, « laissons les Africains régler ce problème, personne ne peut lutter contre les traditions, le problème de l’excision n’est pas le nôtre… » etc. Aujourd’hui, ce n’est pas seulement en Afrique que de jeunes filles sont encore conduites à cette cérémonie pendant leurs vacances au pays, c’est aussi dans les villes européennes où s’installent les immigrées que les médecins acceptent en toute illégalité d’exciser les jeunes femmes africaines.
Ce film est une leçon de cinéma à lui tout seul. Il illustre avec brio que le Cinéma peut être combatif parce qu’il est aussi un moyen d’expression pouvant sortir de ses propres codes pour atteindre les consciences. Point n’est besoin d’une représentation réaliste pour montrer la cruauté. Point n’est besoin d’un discours vindicatif pour faire se lever les consciences. Difficile de se remettre de Moolaadé, d’évacuer les images d’une violence perceptive derrière celle des couleurs et des chants africains, de se dégager de l’appel à une prise de conscience que ce film véhicule.