Sur le papier, Muksin est la simple chronique d’une amitié enfantine particulière : entre une petite fille – Orked – élevée comme un garçon dans une famille pas vraiment pliée aux traditions locales, et un garçon – Muksin – élevé par une autre femme que sa mère. Un synopsis déjà un cran au-delà du basique « boy meets girl » de par ses personnages un rien atypiques, un postulat que la première minute de film fait mine de tirer d’entrée de jeu vers de plus hautes visées : le défilement éclair des trois langues et des trois alphabets majeurs pratiqués en Malaisie annonce un portrait de ce pays sous l’angle de sa pluralité ethnique et culturelle, entre tradition et modernité.
« Couleur locale »
Mais on a tort de se fier à cette mise en bouche, et au défilé des scènes censées témoigner des particularismes malaisiens. En vérité, la Malaisie n’est guère présente dans ce portrait collectif peu consistant, où les choix sociaux et culturels de chacun ne contiennent aucun enjeu réel et ne prêtent à aucune conséquence. Que la famille d’Orked montre une orientation moderne (la mère parle presque exclusivement en anglais) ou un attachement à la tradition (la prière musulmane en cours du film), et d’une manière générale la cohabitation entre la coutume et le progrès, le film n’en a cure, ne tire rien de ce contraste apparent si ce n’est un côté « couleur locale » un rien racoleur, se contentant de passer à la scène suivante après ces présentations comme un tourneur de pages de catalogue. Sur le même mode, les individualités singulières qu’on y rencontre – tels la fillette élevée en garçon et sa famille anticonformiste – ne suscitent guère autre chose que leur propre exhibition. Qu’Orked se comporte en garçon ou qu’elle finisse par se reconnaître une féminité, que la famille vive dans l’insouciance ou que les créanciers les importunent, les changements sont traités avec la même distance indifférente. La fin du film va même jusqu’à relativiser l’importance de sa rencontre avec Muksin, un passage de la vie comme un autre. Au bout du compte, les promesses les plus porteuses du film se voient réduites à une lisse toile de fond tapissant un contenu qui, on le découvre à la longue, se résume à des fantasmes de vie et de société entretenus par la réalisatrice.
« Harmonie fantasmée »
Le sujet de Muksin ne s’avère rien d’autre que la posture même qu’il adopte pour raconter ses petites saynètes insipides de la vie malaisienne, la bonhomie et la simplicité qu’il affecte pour nous dire que tout va bien même quand ça va mal, quelles que soient les croyances. Ce discours un rien niais reste au fond moins critiquable que le calcul et le manque criant de sincérité dans l’attitude du film qui le délivre. Tout ici est insidieusement raidi par le dispositif d’Ahmad pour en faire une leçon de vie fédératrice à l’accessibilité érigée en idéal artistique. Plans léchés où la joliesse épurée prime sur le point de vue, musique discrètement académique tirée du rayon « moments d’enfance » : tout est fait pour figurer une harmonie formelle qui irait de pair avec celle du monde d’Orked et Muksin. Autrement dit, deux états aussi factices, préfabriqués et suintant d’arrière-pensées racoleuses l’un que l’autre. Une recherche de consensus de forme et de fond, ratissant large par son semblant de sobriété, à laquelle Ahmad n’hésite guère à sacrifier la vraisemblance des tranches de vie qu’elle prétend mettre en scène. Par exemple, ce couple dont on sait depuis quelques scènes que le mari trompe sa femme de façon éhontée. Vers la fin de leur sous-intrigue – dont on ne sait trop à quoi elle sert, d’ailleurs – on apprend enfin que ces gens ont un enfant. Comment ? La mère le mentionne, et voilà que l’enfant paraît, pour la première fois, sans crier garer, silhouette froidement instrumentalisée et sortie du placard pour les besoins d’une scène de mélo dérisoire.
La prééminence du désir de paraître et de perturber le moins possible la facilité de lecture sur tout autre investissement dans le film est telle que les quelques sous-intrigues censées relativiser l’harmonie fantasmée (la voisine trompée, le grand frère de Muksin à la dérive) ne semblent exister précisément que pour ça, pour dédouaner la cinéaste de tout soupçon d’angélisme. « Ah oui, la vie, c’est moche aussi, parfois », nous dit-elle. On est heureux de l’apprendre. En fait de leçon de vie, Muksin n’a guère plus de rapport avec celle-ci qu’un spot pour une destination touristique, avec soleil radieux, superbes récifs et habitants tout sourire. Le dernier plan du film, calculé comme le plus authentique et le plus chaleureux du métrage, ne fait qu’ajouter la touche ultime à l’hypocrisie : l’équipe du film se rassemblant autour des musiciens et d’un piano pour chanter en chœur. Un semblant de récréation aux allures de fête de famille, mais organisée par une experte en communication. Une invitation à la détente dont la générosité toute feinte n’incite qu’à la distance.