Inédit pendant vingt-six ans, My Brother’s Wedding vient de sortir sur les écrans français. Autour de Pierce se dévoile le portrait des habitants de Watts, quartier noir de Los Angeles, autant que le portrait de ce lieu en lui-même. Enfin l’opportunité de découvrir le travail du talentueux Charles Burnett, cinéaste noir américain encore trop méconnu.
Pierce a la trentaine. Jeune, beau, futé et rebelle, il travaille dans le pressing familial après avoir connu quantité de petits boulots et périodes de chômage. À l’autre bout de la chaîne familiale, Wendell, l’aîné, avocat sage et rangé, s’apprêtant à épouser Sonia, bien sous tous rapports, fille de médecin, elle-même avocate. Entre les deux, Soldier, meilleur ami de Pierce, voyou à la petite semaine, bourreau des cœurs et assidu des séjours en prison. D’un côté, le représentant des attentes familiales comblées (Wendell), de l’autre, celui de la liberté de jeux adolescents assumée (Soldier). Pierce est un personnage construit dans les creux, tour à tour les manquements et les exploits des deux autres personnages. Quand Soldier est tué, Pierce se voit confronté à un choix : assister à ses funérailles ou au mariage de son frère, qui a lieu le même jour. Construction scénaristique, ce dilemme est en même temps le symbole des tourments quotidiens de Pierce, tiraillé entre bien et mal, renoncement et rébellion.
Ces trois personnages prennent dans le film de Charles Burnett une ampleur toute particulière, décrits à la fois pour eux-mêmes en même temps qu’ils tiennent le rôle de pivots autour desquels les thématiques du film se déploient. L’opposition, première lecture, la plus simple, entre les deux frères, est matière à un discours sur les revendications sociales des Noirs américains, revendication portée par Pierce quand Wendell s’est déjà fondu dans le moule WASP (avec, comble, une bonne blanche au service de ses beaux-parents). Jamais caricatural, My Brother’s Wedding n’est pas pour autant le récit initiatique d’un jeune homme dont le choix clôturera le film en même temps que le propos du cinéaste. De son choix, nous ne verrons qu’une partie, laissant libre le spectateur d’imaginer la suite.
Dans la description aux accents naturalistes des relations humaines que Charles Burnett révèle un regard d’une remarquable acuité. Galerie de personnages drôles et attachants, son film est un modèle du genre, calé entre milieux modestes et chaleureux et bourgeoisie. De la relation faite de tendresse et de taquineries entre Pierce et son père au personnage de la gamine qui drague Pierce, Burnett opte pour un ton original, à la fois réaliste et poétique, où le rire s’insinue partout. L’humour, ici, est travaillé par le portrait social ; il vient s’insinuer dans les recoins où suintent les difficultés de la vie, de la vieillesse, comme chez les grands parents de Pierce. Il se fait parfois plus burlesque (la scène d’amour au milieu des vêtements du pressing entre Soldier et sa copine), mais n’est jamais gratuit, encore moins éloigné des préoccupations « picturales » de Charles Burnett. Car ce réalisateur est un peintre : un écrivain public, un contemplateur joyeux des relations humaines, tout autant qu’un utilisateur talentueux de la palette cinématographique. À la réalisation et à la photo en même temps, Charles Burnett ose des éclats de lumière magnifique, des clairs-obscurs dans le blanc un peu glauque des lampadaires, la nuit, des courses poursuites et des bagarres où la caméra ne tremble pas. Pour autant, il semble presque ne pas composer, mais laisse surgir les corps à l’écran, dont les mouvements préfigurent le cadre adopté par le réalisateur.
C’est autour de ces mouvements, naviguant de silhouettes efflanquées vers d’autres plus épanouies, de gamins et de vieux, que le cinéaste se fraie un chemin dans Watts, quartier où il a grandi. Lieu de crimes et de drames, mais aussi d’amour et de drôleries du quotidien, réceptacle des grandeurs et bassesses humaines.
Charles Burnett, pour qui « nous ressentons tous la même chose, la couleur n’a rien à y voir », n’est surtout pas un réalisateur communautaire. « Nous faisons tous partie de la communauté humaine » est son axiome, et ce qui guide son travail. My Brother’s Wedding n’y fait pas exception. Même s’il est évidemment sous tendu par l’histoire des Noirs américains, il est une œuvre universelle, peuplé d’êtres travaillés par les même préoccupations, les mêmes sentiments, qu’ils soient de New York, de Paris ou de Bamako. C’est un bonheur que, dans ce film, ils soient de Watts, si bien mis en scène par Charles Burnett. Après ce « mariage » poignant, on aimerait pouvoir découvrir en salle Killer of Sheep, film de Burnett antérieur à My Brother’s Wedding, considéré aujourd’hui comme « trésor national » par le National Film Registry et figurant au nombre des cinquante films les plus importants de l’Histoire du cinéma américain par la bibliothèque du Congrès.