Certaines associations font l’effet d’un repoussoir : comment s’emballer devant la collaboration de Mark Romanek, réalisateur de l’horrible Photo Obsession il y a quelques années, et l’écrivain/scénariste Alex Garland, à qui l’on doit La Plage (de Danny Boyle), de triste mémoire ? La réussite presque improbable de Never Let Me Go tient peut-être à ce que le roman dont le film est l’adaptation, Auprès de moi toujours, est l’œuvre de Kazuo Ishiguro, auteur de plusieurs beaux textes dont l’un des plus fameux, Les Vestiges du jour, a été adapté au cinéma avec le succès que l’on sait par James Ivory. Il y a dans le style de cet auteur anglais d’origine japonaise une subtilité et une finesse telles qu’il est facile de passer à côté et de n’en retenir que les contours les plus évidents : l’univers codifié de la culture anglaise, le décor si cinégénique des petites bourgades et leurs cottages so cute, les dialogues que l’on imagine prononcés avec la diction parfaite et si BBC de comédiens biberonnés au répertoire shakespearien. L’on retrouve tout cela au programme de Never Let Me Go, mais pas seulement : par la grâce d’une alchimie presque miraculeuse entre tous ses ingrédients, le film touche droit au cœur.
Il y a à cela plusieurs raisons. La première, peut-être la plus importante, est que le réalisateur et son scénariste ne perdent pas de temps ni d’énergie à jouer sur un suspense factice susceptible de distraire le spectateur du véritable sujet du film. Passé une exposition qui laisse entendre que quelque chose ne tourne pas rond dans l’école où Kathy, Ruth et Tommy sont pensionnaires, la révélation tombe aussi brutalement que rapidement pour les personnages comme pour le spectateur : dans cet établissement austère où les enfants sont tous beaux et brillants, on élève des clones destinés, une fois adultes, à donner leurs organes aux malades qui en ont besoin. Impossible d’y échapper : ce destin funeste est leur raison d’être, parfaitement encadré et légiféré par le gouvernement. Pas de surprise donc, ni de tension générée par un décorum sur lequel il aurait été facile de s’appuyer. Never Let Me Go ne repose jamais sur les codes du cinéma d’anticipation : le monde dans lequel les personnages évoluent est semblable en tous points au nôtre.
Dépouillés de tous ces artifices, il ne reste à Mark Romanek et Alex Garland qu’à resserrer le récit sur leurs trois protagonistes, à peine sortis de l’adolescence et bien en peine d’envisager l’avenir sereinement. Kathy (Carey Mulligan) est devenue une jeune femme résignée qui choisit de mettre à profit les années qui la séparent de son premier don en accompagnant les autres donneurs dans leurs séjours à l’hôpital. Moins docile, Ruth (Keira Knightley) cherche une issue à ce triste avenir et ne le trouve que dans le sexe avec Tommy (Andrew Garfield), jeune homme fragile qui semble ne pas vouloir voir ce qui l’attend. Chacun d’entre eux compose comme il peut avec l’inéluctabilité de son destin. Mais comment vivre lorsqu’on sait que l’avenir n’existe pas ?
Never Let Me Go peut ainsi être vu, au choix, comme une métaphore sur une génération sacrifiée sur l’autel du progrès ou un pamphlet sur les limites de la science et les questionnements éthiques qu’elle suscite, ou les deux à la fois. On peut aussi choisir de ne pas s’appesantir sur les messages un peu trop « Dossiers de l’écran » que le film inspire mais sur sa belle galerie de personnages. Leur jeunesse et leur beauté donnent à la morbidité de leur avenir une cruauté presque fascinante : cette aberration sociale (dépouiller les jeunes de leurs organes vitaux pour permettre aux mourants de vivre plus longtemps) donne au film une teinte presque militante, d’autant plus efficace qu’elle n’est jamais surlignée (aucune trace de discours politique ici), mais plutôt effacée derrière son scénario romanesque en diable. Bien sûr, l’ensemble est d’un glauque assumé qui pourra en agacer plus d’un, mais la perfection absolue de l’interprétation (Carey Mulligan et Keira Knightley sont éblouissantes) illumine de l’intérieur ce film noir comme le désespoir, qui assume ses artifices (ses plans composés comme des tableaux de Turner, son scénario riche en symboles) pour atteindre une forme de poésie assez rare dans le cinéma commercial (la caution auteurisante « Fox Searchlight » ne dupera personne, le film n’a rien d’indépendant). C’est toujours un petit bonheur que de se laisser surprendre par un film dont on n’attendait pas grand-chose.