La cinquième apparition cinématographique des « Teenage Mutant Ninja Turtles » soulève de sérieuses questions. Comment, à l’heure où le blockbuster américain en général se cherche une tenue correcte en prenant sa fabrication avec un minimum de sérieux — en particulier au niveau du scénario — comment, donc, est-il possible de régresser à ce point ? (un indice, sans doute : un coproducteur nommé Michael Bay) Où situer la ligne rouge entre refuser de flatter l’intelligence du spectateur (en assumant le fun absurde et décomplexé du postulat d’origine) et le prendre pour un parfait abruti ? Cette absurdité primordiale saurait-elle justifier les tombereaux d’inanité, jamais drôle qui pis est, déversés pour combler les trous d’un film ?
La tortue a bon dos
Car, à n’en point douter, le divertissement bas du front qui nous est offert avec ce Ninja Turtles compte se justifier largement sur le dos — ou la carapace — de l’imaginaire loufoque proposé à l’origine dans les bandes dessinées de Kevin Eastman et Peter Laird. Soit (pour mémoire) quatre gentilles petites tortues qu’une substance mutagène a rendues géantes, anthropomorphes et intelligentes, prénommées comme des artistes de la Renaissance italienne, élevées à la pizza et aux arts martiaux japonais, et dressées en protecteurs secrets de New York City. La dérive, les studios hollywoodiens n’en sont pas les premiers responsables : les « TMNT » sont avant tout victimes de leur succès. Pensées à l’origine comme des pastiches de séries de comic-books existantes, les aventures des Tortues ninja ont perdu de leur caractère adulte et violent à mesure que les personnages sont devenus ultra-populaires, absorbés dans la culture de masse, déclinés en séries animées, jouets, jeux vidéo et finalement adaptations cinématographiques d’intérêt pour le moins inégal (la dernière avant celle-ci, long métrage en images de synthèse dû à un certain Kevin Munroe, s’avérant tout à fait honorable).
Or c’est bien cette marchandisation à outrance qui, dans ce film, les rattrape et les étouffe. Là où les Tortues auraient pu au moins rester conformes à l’image que la plupart en gardent (des personnages rigolos, un peu immatures, flattant le geek qui sommeille en nous), la paresse des producteurs, des scénaristes et du réalisateur tâcheron de service en fait encore moins que cela — moins que des personnages : de purs produits, de grosses figurines dotées de deux ou trois vannes à peine drôles en guise de réparties et d’âme, qu’on s’échine à vendre (mal) sous une étiquette cool et branchée. Les premières minutes, censées exposer ces créatures de légende populaire, sont tristement symptomatiques du problème. Dans une séquence animée d’ouverture, la voix off de leur maître et père adoptif évoque brièvement leur situation actuelle de justiciers dans une cité vérolée par le crime — la légende est donc déjà établie pour le spectateur. Un peu plus loin, on les entr’aperçoit pour la première fois, prêts à entrer en action. Lorsque enfin, plus loin encore, ils apparaissent dans leur intégralité face à un témoin ahuri, le film fait grossièrement mine de vouloir nous faire partager cet ahurissement, cet émerveillement devant une manifestation tout à fait extraordinaire — c’est évidemment un échec, il ne s’agit là que d’un rendez-vous préparé, programmé et pire : éventé, dont le but est de sortir le produit-titre de sa boîte pour l’actionner selon la logique la plus machinale qui soit.
Carapace vide
Quand d’autres franchises de blockbusters (en particulier celles de super-héros) font le chemin inverse, en tentant de faire de leurs objets de vente des personnages portant des problématiques nous permettant de les admettre comme tels, l’approche de Ninja Turtles apparaît comme sérieusement à la ramasse, voire carrément rétrograde. Comment s’étonner alors qu’autour de ces icônes qu’on a oublié de doter de vrais enjeux, s’ébattent des figures et des situations plus lacunaires encore, totalement ignorantes de ce qui pourrait les rendre dignes d’intérêt et sources d’émotion réelle ? Un pénible exemple : la présentatrice et aspirante grand reporter April O’Neil (pauvre Megan Fox, toujours pas sortie de son purgatoire de sex-symbol corsetée et jetable), ayant découvert leur existence, tente à deux reprises de convaincre sa rédaction, sur la seule base fragile de photos floues prises avec son smartphone et de sa conviction inébranlable, que quatre tortues géantes ninja font les justiciers dans la ville — devenant évidemment la risée de ses collègues. À n’importe quel personnage à peu près normalement conçu et placé dans une telle situation, on aurait accordé un minimum de conscience que ce qu’il sait est inimaginable, et qu’il lui sera difficile de le partager avec quiconque — alors pourquoi ? Pourquoi contraindre ce personnage-ci à une telle autohumiliation, répétée qui pis est ? Pourquoi se complaire dans des scènes aussi humainement invraisemblables que crétines, si ce n’est pour justifier les dix minutes de guest-starring de Whoopi Goldberg en rédac’ chef ?
Et tout le reste est l’avenant : un side-kick comique rarement drôle et toujours inutile (Will Arnett), un méchant qui fait ce qu’il peut pour garder un soupçon de crédibilité avec le peu qu’on lui laisse (l’éternel et fiable second couteau William Fichtner, le moins déshonorant du lot, mais à cette échelle cela ne veut plus dire grand-chose), un scénario qui prétend (comme c’est l’usage ces temps-ci) tout justifier intelligemment sur nos tortues mutantes mais qui finit par se diluer dans le néant de l’ensemble… On croirait décrire un film de la franchise Transformers, le matraquage visuel en — un peu — moins (logique : Michael Bay s’en tient à la production, et Jonathan Liebesman ne compte pas parmi ses élèves les plus mimétiques). Confusion compréhensible, car comme les films de robots géants susmentionnés, Ninja Turtles ne doit qu’à sa réclame insistante et à son fan-service mou de camoufler sa vraie nature : un gros jouet sans âme et au bord de l’anachronisme dans le paysage hollywoodien actuel.