Lorsque A Single Man, le premier film réalisé par Tom Ford, est sorti sur les écrans en 2010, le monde du cinéma s’est décroché la mâchoire. Comment ? Un créateur aussi photogénique que les créatures qu’il s’emploie à habiller saison après saison, icône de la mode outrancière et tapageuse des années 2000, était donc capable de réaliser un film sans que l’on crie à l’imposture ? Beau mélo, aussi douloureux et cruel sur le fond qu’élégant et froid sur la forme, A Single Man a révélé le talent indéniable d’un homme qui, surprise, semblait avoir des choses à dire et à filmer, au-delà de son image de golden-boy des podiums. Paradoxalement, le film a suscité avec le temps une forme de culte un peu excessif, qui place très haut les attentes pour ce second film, qu’à son crédit le réalisateur aura pris le temps de mûrir. Nocturnal Animals, à la fois polar et tragédie familiale, portrait de femme en crise et chronique acerbe d’une vengeance cinglante, est d’une ambition folle et terriblement excitante. Le défi ne manque pas de panache. Le résultat, hélas, n’est pas toujours à la hauteur.
Lignes droites
Nocturnal Animals raconte deux histoires, intimement imbriquées. La première suit Susan (Amy Adams, de plus en plus passionnante d’un film à l’autre), directrice glamour d’une galerie d’art de Los Angeles, en plein questionnements existentiels et conjugaux. Tout lui semble creux et vain dans le monde qui l’entoure, des œuvres qu’elle promeut aux mondains qu’elle côtoie, jusqu’à son mariage, qui bat sérieusement de l’aile. Elle reçoit un jour un mystérieux manuscrit, signé de son premier mari, Edward Sheffield (Jake Gyllenhaal). À sa lecture, Susan est de plus en plus troublée par l’extrême violence du récit : l’histoire d’une famille (dont le père est aussi incarné par Gyllenhaal), traquée et harcelée sur une route du Texas par un groupe de rednecks, et du drame qui s’ensuit. Les parallèles entre la fiction et sa propre histoire avec Edward plongent Susan dans une réévaluation de sa propre vie : et si elle avait fait les mauvais choix ?
Dès les premières minutes, l’ambition esthétique du film impressionne. Du générique d’ouverture, qui parvient à imposer sans cynisme la nudité crue de plusieurs corps que la mode exècre (joli pied de nez), à la représentation minutieuse d’un environnement chic et toc que Ford semble connaître à la perfection, Nocturnal Animals confirme le regard aigu que porte le réalisateur sur un univers qu’il est aisé de caricaturer. Il y a de la vie dans ces personnages — ici de l’empathie, là de la lassitude — et la géométrie des lieux, des vêtements, des coiffures est, plus qu’un accessoire, la représentation d’un quotidien, celui de l’héroïne. Chez Tom Ford, le lifestyle habituellement réservé aux papiers glacés est à la fois une façon d’être présent au monde et un espace qu’on habite, dans lequel on travaille. La minutie avec laquelle le réalisateur compose cet environnement sert également un autre objectif : celui de s’opposer violemment à la fiction du roman que lit Susan, qui se déroule dans le désert du Texas (que Tom Ford connaît tout autant : il y a grandi). À la perfection glacée des meubles de designers, au confort feutré des restaurants de Los Angeles, le réalisateur renvoie le vide sans fin des routes droites en pleine nuit, la chaleur écrasante du désert et la crasse que la poussière et la sueur impriment partout.
Sortie de route
Le récit parallèle (le quotidien de Susan / le thriller sordide écrit par son ex-mari) se déploie par petites touches, mais assez rapidement Tom Ford se heurte aux limites de son drame méta. Au gré des ressorts des deux intrigues, Nocturnal Animals se révèle bien moins astucieux qu’il n’en a l’air. Par des facilités de montage, d’abord, comme ces effets factices utilisés pour faire la bascule entre fiction et « réel » (un coup de feu / une bûche qui crépite, un bruit sourd / un oiseau qui vient se heurter contre une fenêtre…), terriblement maladroits. Par des trous béants laissés dans le scénario, aussi : la fille de Susan, brièvement évoquée dans le premier tiers du film, disparaît aussi sec, son existence même étant contredite, ou du moins troublée, par un rebondissement ultérieur. Au gré de ses circonvolutions scénaristiques, Nocturnal Animals fait l’effet de la montagne qui accouche d’une souris : plus le film avance, plus le vertige éprouvé dans la première partie se révèle n’être qu’un murmure, un pétard mouillé, et le film ne se relèvera jamais d’un ventre mou qui, aux deux tiers, l’asphyxie. Cette chronique de la vengeance d’un amoureux éconduit s’avère bien trop lisible, bien trop balisée pour envoûter autant que son formidable postulat de départ le suggérait et l’on en sort presque hébété par la morale un peu creuse de l’histoire : la vengeance est un plat qui se mange froid, rien de tel que l’art de la fiction pour régler ses comptes. Le plan final (magnifique) dresse presque malgré lui un parallèle supplémentaire entre le réel et la fiction : dans le visage contrit d’Amy Adams se reflète la déception des promesses non tenues et le regret d’une histoire inaboutie.