O Ka (Notre maison) a pour point de départ l’expulsion en 2008 de la famille de Souleymane Cissé – de ses sœurs plus précisément – suite à un contentieux avec ses voisins, les Diakité. Revenant sur l’histoire d’une maison ayant appartenu à sa famille pendant presque cent ans, depuis que le patriarche de la famille en avait fait l’acquisition dans le quartier populaire de Bozola à Bamako, le film suit un double fil conducteur, entre introspection et plaidoyer, basculant de l’évocation des souvenirs d’un lieu chéri à l’hommage au combat de ses sœurs pour que la maison revienne à ses propriétaires légitimes.
Les moments initiaux du film sont l’occasion pour Souleymane Cissé d’évoquer son enfance et les prémisses de son œuvre. La maison apparaît comme cet espace accueillant, nourricier, où l’on fait ses premiers pas : alors que le cinéaste évoque sa mère (l’association mère-maison s’imposant d’emblée) et plonge dans ses souvenirs, on voit un enfant traverser les différentes pièces de la demeure avant d’aller jouer en pleine lumière sur la terrasse. Qu’il s’agisse d’images de ses neveux, ou d’archives du tournage de Yeelen où son fils s’avance sur les dunes, Souleymane Cissé affirme ici le lien indissoluble entre son identité, sa mémoire et sa famille, un lien matérialisé par ce lieu de vie où les générations se succèdent.
Le triomphe de la vérité
Ce sont là sans doute les fragments les plus poétiques d’un film qui se change petit à petit en réquisitoire. Le parti-pris a le mérite d’être franc, puisque l’objet premier d’O Ka est de montrer le scandale que constitue une telle dépossession, et faire ainsi triompher la vérité. Vérité qui par ailleurs ne fait aucun doute : tout le quartier est au courant que la demeure appartient aux Cissé, et il est affirmé à plusieurs reprises que leurs voisins ont falsifié leurs titres de propriété et même payé des pots-de-vin aux juges. L’enquête cède alors à l’indignation, que l’on retrouve dans les différents témoignages des membres de la famille aussi bien que dans des reconstitutions à la valeur édifiante, comme lorsqu’une femme policier chargée de l’évacuation des sœurs du réalisateur jette son casque et quitte les lieux en larmes.
Le réalisateur défend la respectabilité de sa famille en même temps qu’il donne à voir le courage de ses sœurs âgées, prêtes à vivre devant la maison familiale, en pleine rue, plutôt que de céder face à cette injustice. Mais la logique du plaidoyer ne laisse que peu de places aux nuances, et la dignité de cette famille fait rejaillir la misère morale des Diakité. La dichotomie frise parfois la caricature, puisque le seul membre de cette famille apparaissant à l’écran (qui plus est sous forme fictionnelle) est le frère Yaya, mis en scène dans un bar alors qu’il se réjouit de la réussite de son mauvais tour : Yaya qui, en plus de son apparence de business man sans scrupules, s’avère aussi être un bâtard ayant exclu ses propres sœurs de l’héritage.
La mort du conte
Une fois sa démonstration faite, le cinéaste essaie de sortir du cadre un peu étroit d’un contentieux judiciaire en encourageant ses concitoyens à réfléchir à la situation du Mali. Mais malgré son éloquence, on peine à voir les liens entre cette affaire et le sort du pays. Des passerelles apparaissent pourtant, comme lorsque le réalisateur évoque les très nombreuses expulsions au sein du quartier Bozola, espace en pleine transformation dans une ville dont le taux de croissance urbaine est parmi les plus élevés au monde. Mais elles ne sont qu’effleurées, tout autant que la question de la discorde civile et de la corruption : bien que le réalisateur s’en défende, O Ka fait figure de pièce à charge dans le contentieux entre les deux familles, reléguant le spectateur au rang de témoin d’un différend privé.
Ce tournant écarte les attentes que suscitait l’ouverture du film, qui débutait avec la vision d’un fétiche installé dans une voiture, alors qu’un conte en voix-off évoquait le courage des femmes soninké. La voix confiée initialement à la statue disparaît toutefois, à mesure que le réalisateur prend sa place à l’écran, et que la parole fictionnelle cède devant les enjeux concrets et littéraux d’un procès judiciaire. Si l’on ne peut reprocher au cinéaste d’avoir usé des armes à sa disposition pour mener sa lutte (victorieuse du reste puisque les Cissé obtiendront un premier gain de cause plus de sept ans après les faits), reste le sentiment qu’à trop se laisser emporter par l’indignation, celui-ci sacrifie ce que son film aurait eu de mieux à offrir, et que les quelques fulgurances d’O Ka laissent malgré tout entrevoir : sa poésie et sa lucidité critique.