Le projet est fort : pendant cinq ans, Laurent Bécue-Renard a filmé douze soldats de retour d’Afghanistan brisés par l’horreur de la guerre, à la fois dans le cadre de thérapies de groupe – où les hommes échangent leurs douloureux souvenirs – et au sein de leurs familles. Le film entreprend ainsi de sonder l’indicible fracture de ces ex-combattants autant qu’il accompagne leur tumultueuse convalescence non sans effets sur leurs proches, confrontés aux fêlures psychologiques de ces pères et maris.
À partir de 500 heures de rushes (toutes les séances de thérapies ont été enregistrées dans leur intégralité), le montage de Laurent Bécue-Renard tisse un double moteur dialectique pour approcher de plus près ce mal invisible : d’une part en faisant de la parole (sa libération, mais aussi sa circulation) le cœur névralgique des longues discussions où les témoignages s’entrelacent, de l’autre en confrontant les dites séquences à la chronique de familles en crise. Pour les soldats dont les foyers ont survécu au choc que représente cette perte soudaine de l’innocence, souillée par les fantômes de la campagne sanglante d’Afghanistan, le retour à la vie civile et à la cellule familiale constitue en effet une autre épreuve qu’il leur faut surmonter. Le mutisme des uns, les mots hésitants des autres, incarnent cette barrière mentale que les personnages tentent de mettre à bas en verbalisant leurs expériences traumatiques et en écoutant celles de leurs camarades.
Beauté intransigeante
Plus qu’un film sur la guerre, Of Men and War se révèle donc surtout habité par la question de l’écoute et du partage entre les êtres comme seul moyen de maintenir à flot l’unité d’un groupe (la famille, la petite tribu que forment ces anciens combattants), à travers le choix d’une structure qui vient relier les différents points désunis. Ce choix de montage impressionne par le travail de synthèse qu’il opère autant qu’il met en la lumière le caractère inextricable de ce double problème inhérent à la question du retour, prise très au sérieux par un cinéaste qui accompagne plutôt qu’il ne dirige, capte plutôt qu’il n’organise au sein de l’espace, attendant patiemment l’irruption du moment de grâce (émouvante scène où un père se retrouve désarmé face à sa fille au moment de la mettre au lit) sans forcer le potentiel bouleversant de son dispositif.
Toutefois, ce choix filmique interroge par son caractère pas exempt de monolithisme : pendant deux heures et trente minutes le film ne dévie jamais de ce cap, et si les séances de thérapie finissent par prendre la forme de souvenirs (c’est la chronique qui devient alors le pivot du montage), l’adoption d’un unique fil conducteur ne permet pas d’éviter complètement l’écueil de la redondance. C’est néanmoins ce qui fait la beauté un peu fragile et froide de cet exigeant (mais juste) documentaire : en restant au plus près de ces corps abîmés, sans jamais les surplomber, la mise en scène finit par plonger dans cette stase psychique qu’elle n’a cessé de vouloir ausculter.