Encore un film tiré de faits réels, encore la crainte du spectateur de devoir avaler une histoire sans grand intérêt mais incritiquable car estampillé véridique. Mais comme toute règle a ses exceptions, ce cinéma-vérité accouche parfois d’un vrai grand film, comme c’est le cas pour Operación E. Ancré dans la guerre qui oppose les FARC au gouvernement colombien, le film narre le destin d’un pauvre paysan et de sa famille, baladés de la jungle amazonienne aux bidonvilles de Bogotá. À travers l’exode des personnages, se dessine le visage de la Colombie d’aujourd’hui, entre violence des deux camps et volonté indéfectible de sortir de l’impasse.
Le monde avait retenu son souffle en 2008 lors de la libération d’Ingrid Betancourt par les FARC au milieu de la jungle amazonienne, mais quelques mois plus tôt, sa collègue Clara Rojas avait elle aussi retrouvé la liberté avec son fils Emmanuel, conçu avec un guérillero. Cette opération de sauvetage, baptisée « Operación E », avait défrayé la chronique colombienne en son temps car les FARC ne purent rendre l’enfant (il fut retrouvé à la même période dans un orphelinat de Bogotá). Le film de Miguel Courtois Paternina retrace l’épopée vécue par ce petit garçon et par sa famille d’accueil.
Operación E s’ouvre sur un plan-séquence en pleine attaque aérienne de l’armée colombienne sur les FARC. Hors champ, des cris de femme résonnent. Emmanuel vient de voir le jour. Aussitôt retiré à sa mère, il est confié par la guérilla à José Crisanto, un paysan cultivateur de coca pour les forces révolutionnaires. Déjà précaire, la famille de José tente de survivre avec cette bouche supplémentaire à nourrir mais rapidement l’état de santé du bébé oblige le clan à rejoindre la ville la plus proche. Commence alors pour José, sa femme et leurs enfants un périple dangereux, où le dénuement de la jungle n’a rien à envier à la pauvreté urbaine.
Dernière faction révolutionnaire en activité, les FARC nourrissent les fantasmes rouges de bon nombre d’Occidentaux. Résistants face à la privatisation des terres agricoles pour certains, terroristes pour d’autres, difficile de ce côté de l’Atlantique de comprendre la lutte qui gangrène le pays depuis plus de quatre-vingts ans. Sans angélisme, Operación E fait le point sur ce que sont les FARC aujourd’hui, mais jamais cet état des lieux politique ne prend le pas sur les enjeux cinématographiques. Grâce à un excellent scénario, précis et implacable, la tragédie colombienne qui scinde le pays s’incarne dans le cheminement de la famille Crisanto. Les conditions de vie de la frange paysanne, dignes d’un pays du tiers-monde, explosent ici dans toute leur horreur. Persécutés par les FARC, sans possibilité de résistance, oubliés de l’État, ces laissés-pour-compte survivent en milieu hostile. Mais le film délaisse rapidement la jungle pour propulser ses héros dans un autre enfer : la ville. Corruption, administration en panne, méfiance des citadins vis à vis des paysans et violence larvée omniprésente, la Colombie cumule les dysfonctionnements. Ironie du sort, alors que les Crisanto sont pourchassés par les FARC, pressés par le gouvernement d’organiser la remise des otages et incapables de se tenir à cet agenda, ayant perdu la trace d’Emmanuel, la pauvre famille se retrouve simultanément dans le collimateur de la justice pour mauvais traitement et kidnapping. Ce nœud gordien, impensable et pourtant réel, oppresse les protagonistes jusqu’à la scène finale, d’une cruauté et d’une injustice folles, à l’image de cet immense pays semblant avoir totalement perdu les pédales.
Pamphlet violent contre les méthodes des FARC (embrigadement forcé d’enfants, chantage, expropriation,…) mais aussi contre la passivité coupable de l’État, Operación E brosse un tableau sans concession de la Colombie.