Sibérie, été 2021. Face aux incendies qui dévorent peu à peu la forêt environnante, les habitants du village de Shologon n’ont d’autre choix que d’attendre la pluie. Isolés, ils habitent ce que le gouvernement russe appelle des « zones de contrôle », des territoires délaissés dont le sauvetage en cas de catastrophe naturelle est considéré comme trop coûteux. Surnommé par les villageois « le dragon », le feu devient une créature mythologique dotée de conscience contre laquelle se soude la petite communauté qui, bien que consciente de la précarité de sa situation, continue à vaquer à ses occupations sans céder à la panique. Mais une différence de taille met à mal le sentiment que la vie continue malgré tout : la couleur du ciel, orangé par les braises et obscurci par la fumée, qui confère au décor une dimension surréelle. Cette lueur, dont la chaleur signale l’avancée des flammes, finit de couper Shologon du reste du monde extérieur. On a l’impression que le village se situe sur une autre planète ou dans une époque futuriste (on pense parfois à Blade Runner 2046 ou au rouge martien de Total Recall). La mise en scène d’Abaturov participe de cette ambivalence. Quand le cinéaste filme les réunions où la progression du feu est surveillée, il explicite sa posture de documentariste par des plans serrés en caméra portée et mouvante, ramenant à l’imagerie immersive du reportage. À l’inverse, lorsqu’il s’attarde sur l’incendie et ses retombées, il s’appuie sans retenue sur le potentiel esthétique de la catastrophe, dont il accentue la beauté éthérée par des nappes de synthés vaporeuses.
Abaturov vise-t-il à créer une œuvre purement hypnotique ou à livrer un pamphlet sur les dangers humanitaires et écologiques de ces zones retranchées ? Si l’un n’exclut pas nécessairement l’autre, la forme témoigne d’une indécision. Entre des séquences explicitement oniriques, comme celle où un bénévole s’imagine à l’intérieur d’un clip musical, et un versant plus didactique (le carton informatif de fin), Abaturov ne tranche pas. Il développe chaque veine de manière indépendante, ne touchant finalement que rarement au cœur de cette dualité. Il neutralise ses effets en sautant d’une tonalité à l’autre, interrompant la sidération visuelle par des séquences à la visée plus informative, et vice-versa. Le film laisse ainsi un goût d’inachevé, d’autant plus qu’une scène, la plus belle, dessinait une voie pour concilier ces deux versants. Le feu se dresse enfin devant des villageois médusés au détour d’un fourré : les braises crépitent, les voix se taisent et les hommes ne peuvent que rester paralysés. Qu’importe la façon dont elles sont envisagées, selon un angle scientifique ou mythologique : ça y est, les flammes sont aux portes du village.