Autonomie de la valeur esthétique ?
Ce que l’on voit dans un camp de travail ou d’extermination en fonctionnement peut-il être l’objet de considérations esthétiques, voire être trouvé beau ? C’est la question maîtresse posée par Parce que j’étais peintre. L’art rescapé des camps nazis. À première vue, une telle préoccupation semble le fait d’un esthétisme douteux, pour ne pas dire plus ; de la trempe au moins de celui qui voit d’abord dans la guerre le sublime des orages d’acier, et dans l’effondrement des tours jumelles, « la plus grande œuvre d’art jamais réalisée ». L’erreur – et la faute – de l’esthétisme est d’ordonner l’ensemble des valeurs à la valeur esthétique (le beau, le sublime, etc.). Mais on peut interroger, réciproquement, un moralisme qui exclurait a priori la possibilité d’un regard esthétique sur certains phénomènes, en raison de la réprobation morale inconditionnelle qu’ils ne peuvent manquer de susciter.
Quoi qu’il en soit, les soupçons pesant sur la question peuvent être écartés plus directement : par l’expérience même de certains de ceux qui « vivaient » dans ces camps. C’est Zoran Music, déporté à Dachau, qui affirme : « je n’ose pas le dire. Je ne devrais pas le dire, mais pour un peintre, c’était d’une beauté incroyable. » Un autre évoque le jeu extraodinaire des lignes et des couleurs, la symphonie de gris que composaient les monceaux de cadavres, et le besoin de les saisir sur le papier, tandis que Boris Taslitzky peut dire : « jamais je n’ai eu autant la révélation de la beauté qu’en arrivant à l’enfer du petit camp » (le mouroir de Buchenwald). On peut évidemment penser que c’est dans le regard et dans l’œuvre, et non dans la chose, que se trouve la beauté. Mais le point décisif est qu’une horreur réputée irreprésentable ait pu stimuler le désir artistique de ceux qui étaient les premiers concernés. On ne saurait avoir trop de prudence sur ce genre de question, et toute thèse générale, par principe, dira trop. Mais les témoignages cités invitent à aborder la question de manière frontale. C’est le point de départ de Parce que j’étais peintre : Christophe Cognet lit le texte de Music, cité à l’instant, à des artistes rescapés des camps.
Une enquête fouillée
L’objet du film n’est pas de développer une argumentation permettant de répondre définitivement à la question. Par le jeu du montage les propos cités sont d’ailleurs sèchement mis en perspective par l’affirmation sans appel de Yehuda Bacon : du beau, dans le camp ? « Impossible. C’est sans esthétique. » L’enjeu est de faire travailler et résonner la question, au contact des anciens détenus et de leurs œuvres. Parce que j’étais peintre constitue ainsi, au-delà de sa fonction de témoignage et d’enseignement historique, une sorte de chantier philosophique et de musée imaginaire. Il recueille des paroles hétérogènes et propose un parcours au travers d’œuvres de statut, de facture et de provenance les plus diverses – de pochoirs réalisés par un détenu sur les murs d’un four crématoire, aux portraits de Franciszek Jazwiecki ou de Dina Gottliebova. Chaque document pose des questions esthétiques et éthiques (pourquoi cette sensualité dans la représentation de mourantes ? l’artiste a‑t-il utilisé ses talents sur ordre, pour obtenir des faveurs ? etc.) et matérielles : d’où provient le matériau ? à quel moment de la journée pouvait-on dessiner ? qui a conservé les œuvres ? Christophe Coignet pose ou suggère habilement ces questions, et tente de rassembles des éléments de réponse comme les pièces d’un puzzle.
On ira voir Parce que j’étais peintre pour la qualité de l’enquête et l’instruction que l’on en retire ; on se nourrira plus des œuvres que nous découvre la caméra que du mouvement qu’elle trace, légèrement intempérant, manquant d’assurance et d’engagement. Il est vrai que les contraintes liées à la multiplication des témoignages et des lieux (appartements, ateliers, musées, vestiges des camps…) rendaient presque impossible l’unité de style et le rythme propre. Et il n’était visiblement pas facile de gérer le tourisme mémoriel à casquette, qui vient régulièrement parasiter les plans.
Valeurs culturelles et conditions matérielles d’existence
Revenons un instant sur le fond. Quels enseignements peut-on tirer de Parce que j’étais peintre ? Les horreurs des camps ont pu se révéler à certains sous leur aspect esthétique, littéralement extraordinaire, et exciter par là un pur désir artistique : « c’est parce que j’étais peintre. Ce n’est pas que je voulais témoigner ». Le « parce que j’étais peintre » est décisif à double titre : c’est bien une pulsion de création qui était à l’œuvre, mais c’est celle d’un homme de métier. Souvent revient cette question du métier, de la technique, de la mémoire. Aucun témoignage ne laisse entendre que l’extrême de la vie du camp ait pu faire naître des vocations. La beauté se révélait à ceux dont les yeux étaient exercés à la chercher.
Il peut être rapidement de mauvais goût, voire indigne, d’évoquer la valeur de la culture, de l’art, de la science, etc., quand les conditions matérielles d’existence exigent d’abord de tout autres préoccupations. Parler du beau, du vrai ou du sacré à celui qui peine à se nourrir est un idéalisme passé de mode dans nos contrées. Force est pourtant de reconnaître, avec cette histoire de l’art dans les camps nazis, les ressources que pouvaient parfois offrir, dans des conditions matérielles abominables, la formation artistique et esthétique. Et avec elle, il ne s’agissait pas simplement d’éprouver et de jouir d’une technique, mais de mobiliser connaissances et souvenirs, de faire vivre un héritage culturel. À ce titre, le texte le plus impressionnant de Parce que j’étais peintre est celui de François Le Lionnais, qui raconte comment deux amis, durant les heures interminables de l’appel à Dora, font l’inventaire des connaissances humaines, reconstituent en imagination la Vierge au rocher, le Christ aux stigmates, ou la Melancholia, et édifient « le plus merveilleux musée du monde ».