Imène pousse la chansonnette de sa voix grave et enjouée à toute heure de la journée. Son frère Rachid a été emprisonné pour activisme, obligeant Imène à protéger sa mémoire et sa fille et à entrer ainsi dans la bataille familiale et sociale. Depuis le procès, l’oncle de ce dernier a perdu ses rêves de gloire militaire et a basculé du côté de l’extrémisme, faisant du quotidien un calvaire pour la famille entière, et surtout pour Imène. Au-delà d’une violente critique du patriarcat syrien, Mohamed Malas dépeint sans fausse émotion ni discours larmoyant le combat d’une femme, volontaire bien que perdu d’avance.
Dès les premiers plans, le ton est donné : une assemblée d’hommes se rend à la mosquée dans une entreprise sotériologique qui ne concerne qu’eux-mêmes. Des hommes entre eux, agglutinés, sans rien autour, se pressant pour renouveler la preuve (ou l’aveu) d’une foi inconsciente et inhumaine. Les femmes n’ont visiblement pas leur place dans une telle assemblée : on ne les entend que par la voix off, on ne les voit que par le trou de la serrure, derrière des portes irrémédiablement closes, ou dans le reflet d’une flaque d’eau, assombries par une lumière inexistante. Les hommes dînent en haut, les femmes en bas. Elles sont là pourtant. Elles animent les maisons, étendent le linge et font rire leurs enfants. Elles sont là mais n’existent pas.
Au milieu de ces femmes qui se sont résignées à leur existence d’épouse, de sœur ou de cousine, Imène fait figure de vilain petit canard : « Elle chante ? Que Dieu lui pardonne ! » Car c’est là son péché : la musique, omniprésente durant le film, fil d’Ariane de la protagoniste, seul élément extérieur à la famille propice au rêve comme à l’affirmation de soi. La passion reprend alors son sens étymologique : si la joie envahit Imène dès qu’un gracieux son l’effleure ou émane d’elle, la musique est aussi le lieu de la souffrance et de la perte. Une femme joyeuse ne peut être une épouse et une fille convenable. Une femme qui chante est amoureuse, adultère, et doit donc subir les foudres d’une famille plus regardante sur un honneur factice qu’un bien-être éventuel.
En portant à l’écran un fait divers datant de 2001 (l’année de l’invasion de l’Afghanistan), le film de Mohamed Malas se garde de tomber dans le film purement analytique : on entend de temps à autre les informations de Londres et de Paris qu’écoute le mari d’Imène, ouvert au monde et encourageant sa femme au chant, et les plans des manifestations pré-électorales filmés caméra à l’épaule indiquent la volonté du réalisateur de coller au réel. Mais la force de Passion est surtout dramatique stricto sensu : la femme est progressivement découverte, faite d’un visage tout d’abord ombragé, puis de nuisettes blanches et de bras rassurants, même s’ils restent dans l’embrasure d’une porte. Lorsque son visage est enfin à l’air libre, elle parle, s’emporte, se dévoile dans tous les sens du terme. L’une des dernières scènes, un canon entre Imène, sa nièce Joumana, et sa fille, filmé dans une obscurité discrète et pourtant impudique, en ce qu’elle met leurs sentiments et leur solitude à nu, prouve qu’un monde de femmes existe, bien que sclérosé, empêché.
« Joumana est encore jeune. On peut la dominer avec un bâton, une gifle ou un mot » s’écrie l’oncle tout-puissant. Il ne s’agit pas seulement d’enfermer, mais aussi d’éduquer par la force. Le bâton est plus souvent utilisé que le verbe : la parole ne sert plus ici à la communication ou à la compréhension. Elle affirme, elle est l’adjudante du bâton. L’éducation dans de tels mondes passe par la violence, la négation de l’autre. Par ses chansons, Imène nie à son tour l’obligation du silence en guise de respect. À ce jeu du tigre et de la souris, elle ne sera évidemment pas la plus forte.
Passion ne recèle pas d’originalité cinématographique, mais laisse l’impression d’un travail achevé et complet : par la forme comme par le fond, on suit son héroïne avec une émotion contenue bien que terrifiée. La force d’une telle œuvre réside essentiellement dans la démonstration d’un fait, sans grande pompe ni fatalisme, mais avec une image, sombre, fixe, criante de vérité, et un son, celui du chant mêlé aux cris.