La peur : voilà un sujet des plus inédits. Car si fourmillent régulièrement sur les écrans les productions plus ou moins horrifiques destinées à nous faire grimper aux rideaux, la peur elle-même reste un sujet des moins usités au cinéma. Il fallait que cela soit l’animation qui s’interroge sur le sujet : un pari incongru, inattendu, et relevé avec une ébouriffante maestria.
La peur, définie par Guy de Maupassant dans sa nouvelle homonyme, c’est : « quelque chose d’effroyable, une sensation atroce, comme une décomposition de l’âme, un spasme affreux de la pensée et du cœur, dont le souvenir seul donne des frissons d’angoisse. (…) La vraie peur, c’est quelque chose comme une réminiscence des terreurs fantastiques d’autrefois. » Non seulement Peur(s) du noir parvient à ressusciter ces antiques terreurs, mais le film ne s’arrête pas là. Choisissant de déconstruire ses récits, le film mélange courts métrages entiers et récits fragmentaires – d’autant plus fragmentaires d’ailleurs que nombre d’entre eux cherchent à évoquer une peur primale, qui se passe de cadre, de contexte.
Quel récit préside à une épouvantable chasse, chez Blutch ; à l’imprudence d’un voyageur réfugié dans une maison maudite chez Richard McGuire ; à la venue d’étranges créatures venues du ciel chez Lorenzo Mattotti ? Nul n’est besoin de le savoir, tant l’exercice de style est brillamment tenu de bout en bout : le but n’est pas tant de raconter une histoire, que de susciter la peur, de s’interroger sur la peur. Le récit le plus construit, le plus explicatif, est également le moins fascinant : la variation de Charles Burns sur les obsessions kafkaïennes de La Métamorphose tient avant tout du récit fantastique pur, mais ne possède pas la vertigineuse efficacité des autres collaborateurs du film.
Car il est bien question de vertige dans Peur(s) du noir, non seulement parce que le processus d’identification fonctionne à merveille, mais aussi et surtout parce que, loin de se concentrer sur un catalogue de peurs illustré, le film adopte une distance inattendue. En tout premier lieu, dans l’œuvre de Pierre Di Sciullio, qui illustre de façon totalement non figurative les propos mi-amusés, mi-horrifiés, récités par Nicole Garcia sur ses propres peurs. Laissant le champ libre à l’interprétation des formes foisonnantes apparaissant à l’écran – partiellement conditionnés il est vrai par les propos tenus parallèlement, cet essai visuel est finalement au diapason du reste de Peur(s) du noir : il interpelle avant tout la propre interprétation du spectateur. D’où l’aspect de peur très primale ressentie à de nombreuses reprises : dans une image devinée dans un miroir, une silhouette inconnue penchée à la fenêtre, ou les sons épouvantables du repas impie d’un grand chien…
Projet terriblement audacieux, Peur(s) du noir ose énormément. Il ose, en premier lieu, donner l’image à des auteurs de bandes dessinées – or il s’agit ici de changer de façon drastique d’expression, la BD étant par essence le dessin du mouvement figuré, l’animation celui du mouvement ressenti. Tous s’en sortent remarquablement, et les styles divergents (histoire de monstre, danse macabre, histoire de fantôme japonais, conte aux accents russes…) ne s’excluent pourtant pas. Il s’agit aussi d’oser l’oxymore d’associer l’animation et de la peur. Le média de l’animation est enfin sorti de l’équation « animation = spectacle enfantin » (ou du moins, il faut l’espérer avec les films « adultes » que sont, par exemple, Innocence : Ghost in the Shell, L’Impitoyable Lune de miel ou Amer Béton), mais pour sauter le pas et associer la peur et l’animation, il faut une audace méritoire. Peur(s) du noir prouve sans la moindre ombre au tableau que l’animation peut faire ressentir la peur au moins aussi bien que tous les Ring du monde, sinon mieux. Mieux, car le travail sur l’image, la liberté totale d’expression, le caractère par essence poétique et onirique de l’animation adoptée dans Peur(s) du noir en font un intransigeant poème noir d’une envoûtante beauté, une fascinante et vertigineuse plongée dans les ténèbres.