Passeur bénévole, Maciek Hamela sillonne les routes ukrainiennes afin d’aider des réfugiés à franchir la frontière polonaise. C’est à bord de sa grande Volkswagen noire, où les passagers se confient, que se déroule la grande majorité du film. Saisis par une caméra tremblante, ces micro-récits revêtent une grande importance dans Pierre Feuille Pistolet, mais sont sporadiquement ponctués de silences et de scènes plus ordinaires propres aux voyages (l’ennui et les jeux pour tromper le temps). À travers ce dispositif, le film livre également quelques visions subreptices de la guerre (des bâtiments décharnés, des tanks transportés par wagons, des traînées de fumées qui déchirent le ciel), perçues depuis les fenêtres du véhicule. Sur un sujet similaire (la guerre filmée à la marge), on se souvient du Notturno de Gianfranco Rosi qui, dans ses longs plans larges, chargeait certaines scènes quotidiennes d’une sensation de fragilité. Lueurs de feux lointains, bruit de pas bottés, routes défoncées : les plans contenaient en leur sein les traces d’un conflit que le cinéaste captait comme de biais. Si la forme de Pierre Feuille Pistolet est moins sophistiquée, le montage parvient à figurer ici aussi la précarité des situations des passagers en basculant, parfois assez sèchement, d’un groupe de réfugiés à l’autre. Le caractère transitoire des scènes laisse deviner un futur incertain et permet dès lors au film d’éviter un écueil récurrent du reportage de guerre : les instants de vie qu’il enregistre demeurent fragmentaires et ne semblent pas gagnés par l’illusion malsaine d’avoir su capter en un regard la totalité d’une histoire.
Les spécificités du dispositif impliquent toutefois d’arpenter une ligne de crête parfois périlleuse. Ainsi en est-il d’une scène où, par l‘entremise d’une série de plans sur une jeune femme endormie et blessée, la caméra insistante et toujours proche du corps accouche d’une image pénible : le malaise s’instille tandis que l’on sent s’estomper l’individu et apparaître une figure essentialisée – celle de la Victime, au sens large. Puis la jeune femme se réveille ; ses yeux s’ouvrent à demi, elle se redresse et commence à parler. À mesure qu’elle raconte son histoire, la réification amorcée plus tôt se dissipe. De manière analogue, dans l’un des derniers plans du film, la caméra s’attarde longuement sur les retrouvailles d’une famille, en se rapprochant, pour cueillir les larmes. C’est ici un geste de montage qui sauve la scène en superposant à ces images celle de l’intérieur vide de la voiture, dont le périple apparaît alors sans fin . En mettant en perspective la réunion d’une famille avec tous ceux qui n’ont pas cette chance, le raccord esquisse un recul qui amenuise partiellement la dimension invasive du plan précédent : si la réunion est scrutée de (trop) près, elle ne constitue que le détail lumineux d’un tableau par ailleurs sombre.
Évitant de peu accrocs et maladresses, le film réussit parfois à donner des voix et des visages à des réfugiés de guerre qui auraient pu demeurer des silhouettes anonymes. Dans le havre d’une camionnette vétuste surgissent alors épisodiquement des moments d’une étonnante beauté, telle cette fillette qui s’amuse à ajouter un pistolet au jeu du « pierre-feuille-ciseaux ». Mais ces scènes restent rares, le principe formel dominant du film (un plan sur les passagers, son contrechamp sur le chauffeur) finit par le rigidifier : le désir de filmer les exilés semble dépassé par celui de faire advenir les témoignages, l’un n’impliquant pourtant pas nécessairement l’autre. Pierre Feuille Pistolet n’échappe en cela pas tout à fait à une ambition édifiante (recueillir une série d’histoires à même de résumer, dans son ensemble, la guerre) dont découlent ponctuellement des scènes illustratives. Il est dès lors logique que ses plus beaux fragments impliquent des enfants ; leur présence, salutairement chaotique, bouscule son programme et vient tempérer sa raideur.