Comment témoigner d’un mouvement historique en faisant œuvre de cinéma ? Avec Plus jamais peur, Mourad ben Cheikh livre davantage une balade journalistique sur la révolte tunisienne de ce début d’année qu’il fait œuvre de cinéma. L’urgence se substitue à l’analyse, sans néanmoins altérer totalement la force de certains témoignages.
La révolte populaire tunisienne qui a fait chuter le régime de Ben Ali le 14 janvier 2011, qu’on a nommée « révolution du jasmin » a donné lieu à une multitude de films, amateurs, professionnels, d’animation, d’école, en vidéo ou sur téléphones mobiles. Une libération de l’expression d’un cinéma qui a déjà une histoire. Il y a eu Laïcité Inch’Allah, dont l’auteur, Nadia El Fani, a été menacée par des intégristes religieux, dont le tournage avait débuté en plein ramadan 2010 pour prendre ensuite le virage de la révolte, au tournant 2011. Dernièrement, le cinéma parisien La Clef, dont la programmation a toujours mis en avant un certain cinéma militant, organisait « Le printemps des cinémas arabes », où l’on a pu notamment découvrir cet étonnant Vibrations, court-métrage de Farah Khadar, fresque épique d’un fragment de la révolution tunisienne sous forme de vibrations perceptives, contemplatives et sonores. Ou le réjouissant film d’animation Le Mur, de Rafik et Aymen Omrani, et d’autres encore.
Parmi cette avalanche de films de qualité inégale, Plus jamais peur, de Mourad ben Cheikh, fait avant tout figure de balade, voire de notes sur la révolution, davantage que de « film de cinéma ». Filmé dans l’urgence d’un regard « à chaud », il est plus l’œuvre d’un reporter à l’anglo-saxonne, privilégiant les faits et les témoignages, que d’un « cinéaste analyste ». L’auteur mêle allégrement images de manifestations ponctuées par le désormais fameux « Dégage ! » et témoignages du malaise des Tunisiens. Au travail sur des archives audiovisuelles trop fraîches pour les exploiter avec suffisamment de recul, le réalisateur préfère l’observation du mouvement, dans l’œil même de ses acteurs. Plus jamais peur s’apparente ainsi à une « monstration » de la révolution, mais aussi à un espace de parole non dénué d’intérêt. La mise en mot d’un ras-le-bol joue sur deux tableaux : l’urgence de la nécessité, avec ces bouts de débat pris au vol dans la rue, où l’on entend, par exemple, une comparaison entre Hitler et Ben Ali, mais aussi sur le choix de témoins particuliers, visages de l’avènement de la démocratie. Ainsi de Radhia Nasraoui, avocate acharnée des droits de l’homme, présidente de l’organisation de lutte contre la torture, qui livre une fine analyse du pourrissement du régime de Ben Ali. Cette figure, choisie délibérément par le réalisateur, tout comme celle du journaliste indépendant ou de la blogueuse, donne au film un caractère documentaire plus intéressant que ses images déjà plus inédites.
Si Plus jamais peur peut, heureusement à de rares moments, pâtir d’un ton maladroitement larmoyant, il fait montre d’un montage intelligent. Ainsi, ce pathétique « Je vous ai compris » du dernier discours de Ben Ali, certes plus symbolique qu’analytique, vient s’intercaler aux images des mouvements de rue pour livrer à l’écran toute l’absurdité d’un président devenu marionnette vide. En dernier ressort, à défaut de l’élever réellement au rang d’œuvre cinématographique, un personnage permet au film de prendre un peu de hauteur : cet ancien professeur en séance d’art thérapie avec une psychologue, « fou » produit de la défunte dictature, rapproche le film d’une thérapie, d’une cure politique presque, qui aurait rendu le film tout autre s’il s’était tenu à cet angle.
En définitive, si de l’urgence de filmer un retournement politique aussi puissant se dégage une force indéniable, on peut légitimement se poser la question de la sortie en salles de Plus jamais peur. Film décidé et tourné au rythme des manifestations par un réalisateur qui a certes déjà une expérience de documentariste, il est produit par Cinétéléfilms ; cette importante société tunisienne de production audiovisuelle a à son actif plusieurs classiques du cinéma arabe tels que Halfaouine, l’enfant des terrasses (Férid Boughedir, 1990) mais aussi des films de télévision. La projection de Plus jamais peur en séance spéciale sur la Croisette, couplé à un autre film sur les révoltes arabes, égyptien celui-ci, 18 jours, s’apparente davantage à un « acte militant » de la part du festival qu’à la volonté de faire découvrir un auteur de cinéma. Les salles qui distribuent le film à partir d’aujourd’hui auront suivi cette logique.