En janvier 2004, la République d’Haïti qui célébrait son bicentenaire a été le théâtre de manifestations réprimées dans le sang par le pouvoir en place ; quelques semaines plus tard, le chef de l’État, l’espoir déçu de la démocratie Jean-Bertrand Aristide, n’a pas pu échapper à un exil forcé. L’écrivain haïtien Lyonel Trouillot a tiré de ces troubles un roman, Bicentenaire, dont le comédien français François Marthouret a réalisé ici l’adaptation. Or, l’exercice consiste principalement à faire un portrait aussi réaliste que possible de la société haïtienne en ces temps violents, entre les manifestants plus ou moins pacifiques en faveur du changement de pouvoir, les milices de « Chimères » pro-Aristide, les nantis qui observent depuis leurs villas, et ceux qui voudraient rester à l’écart.
On peut percevoir le soin minutieux à redonner des images et des mots à ce pays et à ce chaos : les événements sont scrupuleusement détaillés telle une chronique de journaliste, les personnages expriment limpidement leurs positions respectives, la caméra se tient au plus près de ce qu’elle filme, quitte à faire mine d’être « embarquée » et bousculée lors des affrontements de masse. Tout cela est bien fait, et pourtant on ne peut s’empêcher, à l’arrivée, de ressentir une lacune dans cette représentation. Les échanges fusent, la violence éclate, mais malgré les efforts d’immersion de la mise en scène on se sent séparé de ce spectacle comme par une distance, une froideur, celle qui fait la différence entre un travail d’illustration consciencieux et un travail de cinéma profondément impliqué dans son approche de son sujet. Dans ce qui paraît à l’écran, on aimerait entrapercevoir le signe d’un vrai engagement de cinéaste, un regard qui ne se contente pas de la retranscription des évidences, une lecture oblique mais pertinente de ce qui est raconté. Mais Marthouret se contente de représenter.
La fiction comme piètre béquille
Ce manque de profondeur sur les événements à l’échelle de la société haïtienne serait moins gênant si la fiction des individus, avec ses artifices pour articuler l’invocation du réel, ne venait pas plomber l’ensemble, appliquant son schématisme sur des événements souffrant déjà de leur traitement de surface. Soit le vieux postulat de deux frères que tout oppose : l’aîné Lucien, étudiant en droit idéaliste qui lit Spinoza et se rêve avocat, projette de partir en France mais compte d’abord se joindre aux manifestants pacifiques ; et le cadet Little Joe, délinquant bercé de culture gangsta et ivre de gloire de la rue, qui prononce « Spinozob », et qui finira avec son gang embrigadé chez les Chimères sans se rendre vraiment compte des implications politiques. Le film suit les parcours parallèles et parfois croisés de ces deux personnages, ou plutôt de ces deux archétypes prévisibles qu’on aura bien du mal à apprécier en tant que personnages tant on connaît d’avance ce que le récit leur réserve, qu’ici l’idéaliste ne peut pas gagner, que le petit délinquant n’est qu’un pion promis à la désillusion, et que c’est la même galère d’un pays qui les attend.
Là encore, dans l’incapacité du film à faire des parcours de Lucien et de Little Joe un peu plus que des reconstitutions de figures-types des troubles haïtiens (les meetings, l’embrigadement des Chimères…) et des reconductions de poncifs, on trouve un manque cruel de point de vue de cinéaste sachant ne pas s’arrêter aux évidences. Tout au plus se donne-t-il à quelques reprises l’occasion de dériver vers des considérations moins évidentes, comme au début lorsque Lucien le pacifique embarque avec lui le pistolet de Little Joe, ou quand lui et une journaliste française qu’il connaît à peine, cachés ensemble dans un placard pour échapper aux forces de l’ordre, sont tentés de s’embrasser. Moments de trouble ou de promesses de trouble, amorcés mais jamais poursuivis, ravalés comme s’il s’agissait de simples ingrédients scénaristiques, pas beaucoup plus opérants que les apparitions d’Ernestine, la mère des deux femmes. Le film dresse la vieille femme en figure incantatoire métaphorisant la meurtrissure du pays, mais encore une fois, se repose trop paresseusement sur l’évidence de cette figure pour lui conférer quelque force, une présence marquante. Toutes ces tentatives rejoignent le reste dans un magma d’images et d’idées toutes faites qui ne rendent aucun service à la mémoire collective à laquelle elles prétendent contribuer.