Portier de nuit, réalisé par Liliana Cavani en 1974, ressort en salles dans une version restaurée. Charlotte Rampling y chante Marlene Dietrich, vêtue d’un uniforme nazi, seins nus, à la merci des officiers S.S. C’est la scène que l’on retient généralement. Et l’on fait souvent aussi le lien avec la vague du porno nazi que le film a contribué à susciter. Et l’on assimile alors confusément le scandale qu’il a suscité à l’alliance sulfureuse entre nazisme et mise en scène sado-masochiste. Il vaut sûrement la peine de (re)voir Portier de nuit pour se faire sa propre idée, et comprendre la nature du malaise qu’il suscite.
Genèse : Liliana Cavani, documentariste
Liliana Cavani est née le 12 janvier 1933 en Émilie-Romagne, région d’Italie où, cinquante ans plus tôt, est né Benito Mussolini. Dix-huit jours plus tard en Allemagne, Hitler est nommé chancelier. Les Cavani ont été résistants. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, elle n’a encore que douze ans. Au cinéma, on projette les films des réalisateurs nés au tout début du siècle. C’est l’heure du néoréalisme, c’est-à-dire d’un cinéma enregistrant/mettant en scène la dure réalité de l’après-guerre : Rome, ville ouverte en 1945 (Rossellini), Sciuscià (Vittorio De Sica), Païsa (Rossellini) en 1946, Chasse tragique (Giuseppe De Santis) et Allemagne, année zéro (Rossellini) en 1947, Le Voleur de bicyclette (Vittorio De Sica) et La terre tremble (Visconti) en 1948. Liliana Cavani appartient à la génération suivante, celle des Bernardo Bertolucci, Marco Bellocchio, celle d’un Pier Paolo Pasolini, aussi, qui fait le lien entre les deux générations. Leurs films, réalisés à partir des années 1960, sont hantés par la mémoire du fascisme et par le sentiment de sa rémanence à l’époque contemporaine. À une époque où la psychanalyse acquiert tardivement et difficilement droit de cité en Italie, ce sont ses catégories – le refoulé, le retour du refoulé, les phénomènes de latence, traces, symptômes et crises – qui sont mobilisées par ces cinéastes pour tenter d’expliquer le passé et d’analyser le présent des « années de plomb ».
En 1962, Liliana Cavani réalise un documentaire pour la télévision : La Storia del Terzo Reich (« L’Histoire du Troisième Reich »). Il s’agit d’un film de montage de quatre heures d’archives sur le Troisième Reich. D’abord diffusé sur une chaîne culturelle, le documentaire doit ensuite être diffusé sur une chaîne nationale, mais l’opposition de l’ambassade allemande empêche sa programmation. En 1965, la réalisatrice réalise un autre documentaire pour la télévision, intitulé La Donna nella Resistenza (« La Femme et la Résistance »). Le film est un montage d’archives et surtout d’entretiens que Liliana Cavani a menés avec d’anciennes résistantes et partisanes. Deux entretiens auront une profonde influence sur la réalisation de Portier de nuit. Le récit d’une ancienne partisane, déportée à Auschwitz, confirme ce que l’histoire de la diffusion du documentaire sur le Troisième Reich avait mis en évidence : la volonté quasi générale, après la guerre, et pour diverses raisons, d’enfouir profondément cette période douloureuse et honteuse. Au point que cette femme avait décidé de quitter sa famille, et quasiment, la société, pour ne pas être confrontée au déni ambiant. La même année 1965, enfin, la réalisatrice réalise un autre documentaire, Il Giorno della Pace (« le jour de la paix ») sur le thème suivant : que sait la nouvelle génération – la sienne – de la Seconde Guerre mondiale ? La réponse, pour elle, était claire : l’ignorance régnait, conséquence immédiate de la volonté d’oublier.
Portier de nuit
Lors de ces entretiens, une ancienne partisane, déportée à Dachau pendant trois ans, lui confie qu’elle retourne chaque été passer deux semaines sur ces lieux. « C’est la victime, interprète Liliana Cavani, plutôt que le bourreau, qui retourne sur le lieu du crime. Pourquoi ? Il faudrait sonder l’inconscient pour le savoir. » Chercher, peut-être, du côté du syndrome de Stockholm ? C’est du moins ce que semble dire Portier de nuit, que Liliana Cavani réalise en 1974.
Le drame se déroule à Vienne, en 1957. Max (Dirk Bogarde, qui avait fasciné Liliana Cavani dans The Servant, de Joseph Losey) est portier de nuit à l’Hôtel zur Oper. Un soir, il lève les yeux vers des clients qui viennent d’arriver : un chef d’orchestre et son épouse Lucia (Charlotte Rampling, arrivant en droite ligne des Damnés, mais aussi de Dommage qu’elle soit une putain, film réalisé en 1971 par Patroni Griffi). Stupeur. Et tremblements, mêlés de peur et d’excitation. Flash-back : Max est un officier S.S. Lucia une déportée. Entre eux, dans le camp de concentration, s’est installée une relation sado-masochiste. Retour au présent, où l’on retrouve Lucia, jeune épouse resplendissante dans ses habits et bijoux (confectionnés par Piero Tosi), et où l’on apprend que l’hôtel est le repaire d’anciens S.S. occupés à effacer toutes les traces – matérielles et mémorielles – de leurs liens avec le nazisme. Klaus (Philippe Leroy), Hans (Gabriele Ferzetti), Kurt, Dobson et Bert, réunis en société secrète, organisent dans l’hôtel des « procès thérapeutiques », sortes de procès de Nuremberg à huis clos que les criminels mettent en scène aussi bien pour repérer et détruire toute preuve et témoin compromettants que pour se libérer d’un « complexe de culpabilité » considéré comme un trouble du psychisme. « N’ayons pas d’illusion, la mémoire n’est pas faite d’ombres, mais de regards insistants, de doigts pointés vers vous », dit l’un d’eux. L’heure est justement au « procès » de Max, et l’arrivée de Lucia dans l’hôtel vient perturber le déroulement du rituel de purification. Lucia, ancienne victime de Max, serait une accusatrice « idéale » pour cette parodie de procès à venir. Une accusatrice qui serait ensuite éliminée, bien sûr. Mais ce n’est pas ainsi que les choses se passent : entre l’ancienne victime et son bourreau, la relation sado-masochiste renaît. Ou plutôt : elle se répète, comme une névrose. Au point de les pousser, quasiment, à réitérer l’enfermement concentrationnaire, jusqu’à la mort.
Le film sort en 1974, et rencontre un franc succès en salle, en France, que les producteurs Joseph Levine et Bob Edwards (producteur des Damnés) ont élue pour la « première », comptant sur une opinion plus ouverte qu’en Italie. Mais il entraîne la presse critique dans une âpre et violente polémique. En Italie, la censure jette l’anathème sur le film et l’interdit, pour les raisons suivantes :
Interdit pour obscénité, vulgarité excessive des scènes montrant des rapports sexuels, atteinte aux bonnes mœurs. Ce film, doublement pernicieux parce que réalisé par une femme, montre une scène ignoble où l’on voit l’interprète féminine prendre l’initiative dans les rapports amoureux.
La justification est grotesque. Elle est, d’une part, étonnamment rétrograde au regard de l’époque : mais peut-être ne faut-il pas tant s’étonner et considérer que le film et sa censure expriment les contradictions internes d’une société pas tout à fait à l’aise avec l’évolution des mœurs. Il suffirait de revoir Enquête sur la sexualité (Comizi d’amore), réalisé en 1965 par Pasolini, pour s’en convaincre. Mais surtout, la justification de la Commission de censure passe totalement à côté des dimensions alors potentiellement dérangeantes du film : d’un côté le rapprochement entre sado-masochisme et nazisme, avec le risque de réduire le nazisme à une explication d’ordre psychanalytique, à une forme de perversité sexuelle, occultant la dimension historique du phénomène ; de l’autre le renvoi dos à dos de la victime et du bourreau, avec tout ce que cela implique en termes de négationnisme.
Il va être question, ici, encore une fois, de la morale et de la forme, de la morale de la forme. Citons ici Jacques Rivette, écrivant à propos de Kapo un texte intitulé « De l’abjection » – on en revient toujours aux classiques…
[…] il se pourrait que tous les sujets naissent libres et égaux en droit ; ce qui compte, c’est le ton, ou l’accent, la nuance, comme on voudra d’appeler – c’est-à-dire le point de vue d’un homme, l’auteur, mal nécessaire, et l’attitude que prend cet homme par rapport à ce qu’il filme, et donc par rapport au monde et à toutes choses : ce qui peut s’exprimer par le choix des situations, la construction de l’intrigue, les dialogues, le jeu des acteurs, ou la pure et simple technique, « indifféremment mais autant ». Il est des choses qui ne doivent être abordées que dans la crainte et le tremblement.
SM et nazisme : théâtre et mise en scène
Si Portier de nuit a été classé X aux États-Unis, et s’il a fortement contribué à la vague du « porno nazi » qui sévit dans les années 1970, ce n’est pas sans raison. Et l’on ne s’étonnera pas non plus que ce soit dans Les Damnés de Visconti (1964) que Liliana Cavani soit allée chercher ses deux acteurs principaux, Charlotte Rampling et Dirk Bogarde. Dans ce film qui met en scène la montée du nazisme sur fond de violence et de perversité sexuelle, on se rappelle l’orgie homo-érotique de la Nuit des Longs Couteaux, à laquelle renvoie peut-être le viol du danseur juif Bert par un officier nazi dans un des flashbacks du film de Liliana Cavani. On se rappelle aussi Helmut Berger travesti en Marlene Dietrich, scène à laquelle la réalisatrice rend hommage ici, dans la scène la plus célèbre de Portier de nuit : dans un flashback placé sous le regard du portier, on voit Charlotte Rampling, une casquette nazie sur ses cheveux ras de déportée, vêtue d’un pantalon à bretelles trop grand pour elle, le haut du corps nu. Elle chante Marlène Dietrich dans une espèce de cabaret nazi, provocante et sensuelle, Salomé moderne qui obtient en récompense la tête du prisonnier qui l’avait offensée.
« Fascinating fascism » : ce titre de l’essai publié par Susan Sontag en 1975 résume bien l’ensemble de la réflexion qu’elle y mène sur la force d’attraction érotique exercée par le fascisme. « Le fascisme est du théâtre, écrit-elle, citant le Genet de Pompes funèbres. Et la sexualité sado-masochiste est plus théâtrale que n’importe quelle autre. Quand la sexualité dépend autant de sa mise en scène, le sexe (comme la politique) devient de la chorégraphie. Les habitués du sexe sado-masochiste sont des costumiers de haut vol et des chorégraphes ; ils sont des performers, au sens professionnel. » C’est en substance ce que relevait déjà Michel Foucault, dans un entretien mené en 1974 pour les Cahiers du cinéma, par Serge Toubiana et Pascal Bonitzer, à propos de Portier de nuit. La réflexion du philosophe est particulièrement intéressante pour Portier de nuit, en ce qu’elle se poursuit sur le plan de la politique contemporaine : les marxistes, dit-il, ont totalement échoué à rendre compte du fascisme, le définissant comme la dictature d’un seul, ou d’une minorité, et occultant ainsi le fait qu’il n’a été rendu possible que par le pouvoir accordé au contraire à un nombre incalculable d’individus, S.S. ou simplement inscrits au Parti. Selon cette analyse, le marxisme a, inconsciemment au moins, reculé devant la réflexion que cela impliquait, sur le rapport du désir et du pouvoir.
Le film de Liliana Cavani s’inscrit donc dans ce contexte, qu’il convient de rappeler pour cerner les motivations du film. Au tournant des années 1960 – 1970, l’Italie est plongée dans ce qu’on a appelé les « années de plomb » : attentats terroristes d’extrême gauche et d’extrême droite, confusion politique sur fond de complots, implications mafieuses et valse des politiciens véreux. La menace d’une résurgence du fascisme inquiète. L’échec du marxisme, qui avait représenté à l’issue de la guerre, auréolé de son rôle dans la résistance, l’espoir d’un renouveau politique, est patent, et nombreux sont ceux qui prennent leurs distances. Dans une Italie qui, justement, a toujours été très réticente envers la psychanalyse, de nombreux cinéastes vont alors chercher du côté des processus de refoulement, syndrome de culpabilité, complexes d’Œdipe et autres phénomènes de l’inconscient, pour tenter de mettre en lumière le présent, mais aussi le passé (et le présent à travers un refoulement du passé).
Au cinéma, Liliana Cavani élargit la brèche ouverte par Les Damnés de Visconti, dans le lien qui se tisse entre fascisme, sado-masochisme, et mise en scène. Dans Portier de nuit, tout est cinéma, théâtre et chorégraphie : chaque scène, quasiment, est une mise en scène orchestrée par les personnages, un spectacle où chacun est, alternativement, acteur ou spectateur, c’est-à-dire voyeur. Max est portier à l’Hôtel zur Oper : l’hôtel de l’Opéra. Les flashbacks qui structurent le film sont des mises en scène – des reconstitutions – mentales du passé par les protagonistes. Ils permettent à la réalisatrice de construire le présent des protagonistes comme la répétition névrotique d’un passé qui n’est pas passé. Peut-être doit-on alors voir le film, si l’on considère Max et Lucia comme les métaphores du nazisme et de sa victime (disons, l’Europe), comme une mise en garde contre cette répétition, d’autant plus puissante que le refoulement est fort. Mais ils permettent aussi de situer l’attrait exercé par le fascisme au niveau des projections de l’inconscient. L’entreprise est justifiée – les explications économiques, sociales, historiques, politiques n’étant pas exhaustives. Mais elle est périlleuse, et Liliana Cavani manque singulièrement de recul.
À deux reprises, Max, l’officier S.S., braque un projecteur sur une de ces victimes. La première fois a lieu dans le camp de concentration : il braque une caméra sur le corps squelettique de Lucia, et joue avec cet œil de verre pour découper son corps dans la masse anonyme des déportés, le mettre en lumière, l’approcher tout en le mettant sous la coupe de son regard, de son pouvoir de mise en scène. La seconde fois a lieu à l’hôtel : il éclaire d’un projecteur la chorégraphie du danseur homosexuel Bert, une de ses anciennes victimes, ayant développé avec son tortionnaire ce syndrome de Stockholm qui va bientôt toucher Lucia. Un premier problème se pose ici : c’est celui de la manière dont la réalisatrice elle-même va diriger sa caméra, projeter la lumière, mettre en scène. La distance est nécessaire. Or Liliana Cavani semble avoir relégué la responsabilité du maintien de la distance à un formalisme douteux, qui, certes, interroge, mais pour le pire plutôt que pour le meilleur. Tentons d’y voir plus clair.
Victime vs. bourreau
Revenons à Jacques Rivette : tous les sujets sont égaux en droit. Et, nous l’avons dit, l’association nazisme/sado-masochisme a d’autant plus droit de cité cinématographique que sa mise en scène permet d’élargir la réflexion sur le nazisme et de sortir des explications politiques, culturelles, ou socio-économiques. Mais ce qui compte, c’est le point de vue de l’auteur, c’est-à-dire son attitude par rapport à ce qu’il filme. Et c’est là que le bât blesse.
Dans l’introduction à l’édition italienne du scénario, Liliana Cavani cite cette phrase qu’elle a elle-même prononcée lors d’un entretien sur le film : « Nous sommes tous des victimes ou des assassins et nous acceptons ces rôles volontairement. Seuls Sade et Dostoïevski l’ont bien compris. » Cela peut sembler un trait d’esprit, ajoute-t-elle, mais « en réalité, c’est la synthèse de quelques-unes de mes opinions ». On aurait préféré qu’il s’agisse d’un trait d’esprit, si déplacé qu’il fût. Cherchons du côté d’autres propos de la cinéaste à propos de son film, pour éclairer cette phrase. Liliana Cavani revient également à de nombreuses reprises sur l’entretien qu’elle eut, pour son documentaire sur les femmes et la résistance, avec une partisane déportée à Auschwitz, qui disait que ce qu’elle ne pourrait jamais pardonner aux nazis, c’est de lui avoir révélé la part obscure d’elle-même. La victime, disait-elle, n’est pas toujours innocente, car la victime est humaine. Liliana Cavani a voulu montrer la part sombre de l’homme, dit-elle, son refoulé. C’est-à-dire cette attirance – érotique – pour le fascisme, qui l’a rendu possible. Et qui risque, si l’on continue de refouler cette part de nous – et, pire encore, de refouler tout ce pan de l’histoire – de resurgir de nouveau.
L’amalgame fait par Liliana Cavani est inadmissible, et c’est peut-être là ce qui dérange confusément dans le film, bien plus que les mises en scène sado-masochistes ou le malaise que suscite l’existence du syndrome de Stockholm. Quel est cet amalgame ? C’est de faire de ce refoulé la faute des victimes de la déportation. Le raccourci tient du négationnisme. La part sombre de soi-même, dont parlait la partisane déportée à Auschwitz, c’est tout ce que peut mettre en branle, de bon ou de mauvais, l’instinct de survie. Kapo, justement, dont parlait Jacques Rivette, traite au moins de cela. Portier de nuit ne traite absolument pas du traumatisme qu’a pu constituer, pour les déportés, la prise de conscience de tout ce dont on est capable – du meilleur comme du pire – lorsque la vie est en jeu (et surtout lorsque le système concentrationnaire repose précisément sur un appel aux pulsions les plus basses). Mais quelle part sombre des déportés vient expliquer leur déportation ?! La victime n’est pas toujours innocente, car la victime est humaine, disait la femme déportée à Auschwitz. Mais cela signifiait que la victime n’est pas innocente d’actes qu’elle a pu commettre après, dans le camp de concentration. Mais de quelle acte est-elle coupable, qui l’a conduite à être, précisément, la victime du nazisme ?! Liliana Cavani s’exprime mal, pourrait-on répliquer, et le raccourci ici exposé est un biais rhétorique du critique à partir des propos de la réalisatrice. Le film sauve-t-il la mise ? Ce n’est pas si sûr.
Reprenons l’intrigue : Vienne, 1957. Max, ex‑S.S. reconverti en portier de nuit au grand hôtel, croise le regard de son ancienne victime favorite, Lucia, aujourd’hui mariée à grand chef d’orchestre. Entre eux, les « jeux » sado-masochistes reprennent immédiatement. La narration est ponctuée de flashbacks ne nous découvrant que petit à petit la nature de leur relation dans l’univers concentrationnaire. Or la mise en scène de ces flashbacks pose plusieurs problèmes. Liliana Cavani se réjouit de n’avoir mis en scène aucun personnage à qui se rattacher, s’identifier. Ce qui, pense-t-elle, oblige le spectateur à réfléchir. Il est vrai que dans l’atmosphère glauque et mortifère de cette Vienne très viscontienne (c’est l’atmosphère de Mort à Venise qui plane sur tout le film), les personnages sont presque tous d’anciens nazis, sauf le mari, vite évacué. Seuls restent un ancien Juif italien, épargné dans les camps car il était bon cuisinier, et qui ne souhaite pas briser sa tranquillité revenue en dénonçant des nazis ; Lucie ; le danseur ; et des déportés que l’on voit dans les camps lors des flashbacks. Or aucun contrepoint n’est donné, dans les camps, à la représentation de la victime, elle-même finalement assez rapidement consentante. L’enfer concentrationnaire est totalement absent du film. Il n’y a tout simplement pas de victimes du nazisme dans le film. Pire : lors d’une scène où ce contrepoint aurait été possible (et nécessaire), Liliana Cavani l’évite magistralement par un esthétisme de mauvais goût, que l’on imagine dû à une volonté de « distanciation » brechtienne, totalement contre-productive. Un déporté se fait violer par un officier S.S., sous les regards d’autres déportés, absolument inexpressifs, regroupés derrière les lits, plutôt comme au théâtre que par volonté de se cacher. En fond, la Flûte enchantée de Mozart, dont le rythme s’accorde avec les mouvements des deux hommes. Inutile de commenter l’abjection de cette mise en scène… La scène est totalement raccord avec l’esthétique décadente de l’ensemble : le problème est que cette esthétique contamine la représentation du camp de concentration, devenu un camp de pacotille où l’on ne voit que des marionnettes. Se fait-il violer, d’ailleurs ? Rien n’est moins sûr. Son visage, pour ce que l’on en distingue, exprimerait plutôt le plaisir. Surtout, nous avons sans nul doute déjà vu cet homme, à l’hôtel : ancien déporté ayant élu domicile à l’hôtel, il dansait pour Max, victime lui aussi d’une sorte de syndrome de Stockholm, et donc, comme Lucia, probablement victime consentante. Lucia, dont le visage est tout aussi inexpressif, et qui, après avoir été brièvement et légèrement présentée comme un petit animal légèrement apeuré sous la lumière crue du projecteur de Max, dans le camp de concentration, revêt rapidement un air opaque, laissant planer le doute sur sa réalité de victime. De là à dire qu’elle a appelé de ses vœux son bourreau…
L’histoire tragique de Roméo le S.S. et de Juliette la déportée
Le bourreau, justement… Il pose lui aussi un problème de taille. Dès que son regard croise celui de son ancienne victime, Max prend son parti contre celui de ses anciens « camarades » nazis. Il en est même touchant quand il avoue à la vieille comtesse nymphomane Erika Stein son amour passionné pour Lucia. Il ne s’agit certes pas de dire ici que les nazis doivent nécessairement être représentés comme des « méchants », et leurs victimes comme les « gentils ». La question n’est, évidemment, et heureusement, pas là. Mais le film est vicié (ou vicieux ?) à la base : Max est portier de nuit, parce qu’il ne peut affronter la lumière du jour. La nuit, il peut cacher sa honte. Il est donc le seul, de tous les anciens nazis du film, à avoir honte. Soit. Cela a pour première conséquence de nous le rendre un peu plus sympathique que ses petits camarades. Puis il clame son amour pour Lucia. Prime de sympathie supplémentaire.
Roméo aime Juliette. Mais l’ancienne famille de Roméo est opposée à cet amour. Et la famille de Juliette comprendrait mal, on le conçoit, son propre amour pour son ancien tortionnaire (mais encore une fois, ce qu’on a vu, c’était plutôt une histoire d’amour – du moins une étrange relation – SM sur fond de camp de concentration). Tous deux sont donc contraints de fuir. Ils se réfugient chez Max, où, cernés de toutes parts par les anciens S.S. qui désormais veulent leur peau, et qui les empêchent de sortir et de se ravitailler, ils reconstituent un ersatz de camp de concentration, dont ils ne sortiront que pour être fusillés, de dos, par les ex‑S.S. Cette construction narrative est extrêmement dérangeante, en ce qu’elle situe l’histoire de Lucia et de Max dans un contexte romantique (du romantisme noir, si l’on veut) et que, non contente d’avoir fait de Lucia une victime consentante, voire coupable, Liliana Cavani absout presque son protagoniste masculin dans une sorte de catharsis tragique. Et que l’on ne nous dise pas que Max et Lucia sont des protagonistes dérangeants, que l’on ne peut pas véritablement s’identifier à eux, que le spectateur qui est le plus gêné par le film est celui qui refuse justement d’admettre « le petit nazi » qui est en lui. Autant de défenses invoquées par Liliana Cavani et qui n’ôtent rien à tout ce que l’on a écrit ici.
Un dernier mot. Sur ce « petit nazi » que chacun a en soi. Vouloir mettre au jour des raisons d’ordre psychologique, psychanalytique, qui peuvent favoriser l’émergence de phénomènes comme les fascismes, soit. Mais là encore, le raccourci effectué par Liliana est choquant et dangereux. Il ouvre la porte, aussi, au révisionnisme et au négationnisme. Et l’on terminera en posant une question : qu’ont fait, les résistants et les partisans italiens, de ce « petit nazi » qu’on a tous en nous ?