Second long métrage de la femme de lettres chinoise Yin Lichuan et présenté à la Quinzaine des Réalisateurs en 2008, Portrait de femmes chinoises met en scène un homme et deux femmes, la plupart du temps enfermés dans un sombre appartement. Nous ne retrouvons que peu les enjeux classiques du trio amoureux. Ce qui se joue entre les personnages compte moins que ce que leurs attitudes les uns par rapport aux autres révèlent de leurs rapports respectifs à la société urbaine dans laquelle ils viennent d’arriver, quittant leur campagne dans l’espoir de trouver du travail. Portrait de femmes chinoises est un film sombre qui, dans un intérieur mal éclairé, dépeint des relations conflictuelles qui doivent leur violence à celle de la société consumériste dans laquelle les personnages tentent de s’en sortir. Via ce portrait de femmes tout en délicatesse, dans lequel la façon de marcher, de s’habiller, de gérer son corps, prend une grande importance, est ainsi également dressé le portrait d’une certaine société urbaine moderne, qui broie sans pitié les moins chanceux.
Daping et Haili
Dans une triste métropole chinoise où règne la précarité vit un couple, Daping et Chen Jin. Venus de la campagne, ils font leur possible pour survivre dans le monde urbain moderne et sans pitié. Dès le début du film, Daping fait une fausse couche. Le personnage avec lequel nous faisons connaissance est alors lourd d’une souffrance que l’on ne sait pas toujours identifier précisément. Sentiment d’inutilité, culpabilité, honte, regret de sa vie à la campagne, angoisse due à ses conditions de vie…, les épaules de Daping sont chargées d’un poids que son comportement rend très palpable, que nous ressentons physiquement. La jeune paysanne est voûtée, elle regarde souvent au sol, sa démarche est lourde. Elle s’habille mal, mange plutôt beaucoup, traîne, attend. Sa façon de tirer machinalement sur son pull ou le son de ses pas sur le sol racontent davantage que les paroles ou les regards ce qui l’habite à l’intérieur. Daping reste la plupart du temps enfermée dans l’appartement sombre qu’elle partage avec Chen Ji pendant que ce dernier, dehors, tente de gagner leur vie et de quoi envoyer de l’argent à sa famille restée à la campagne, où il rêve de retourner.
Un jour, l’intimité du couple est rompue par l’arrivée d’une amie de Chen Ji, Haili. Elle aussi venue de la campagne pour tenter sa chance en ville, ne connaissant personne elle s’invite sans scrupule chez Daping et Chen Ji. Tout oppose les deux femmes, à commencer par leur façon d’habiter physiquement le monde : Haili se déplace avec agilité, elle est plus souple, plus rapide que Daping, et elle s’habille mieux. Haili veut être une conquérante. Si Daping baisse la tête, croule sous le poids de la société hostile, Haili est déterminée à y faire sa place. A l’aise à la ville, n’exprimant pas de regret pour la vie rurale (contrairement à Daping et Chen Ji), elle a l’énergie nécessaire pour trafiquer, faire face à une dénonciation en payant une amende, faire de petits métiers ingrats. Pendant ce temps, Daping tricote.
1 + 1 + 1
Le rapport entre les deux femmes est tout de suite violent. L’apathique Daping subit les insultes de Haili (« tu es comme un vieux meuble du salon auquel on ne fait plus attention », « tu es grosse », « tu es bête »), ses injustes accusations. Chen Ji se rallie à l’énergie de Haili, qui devient sa partenaire de travail. Jusqu’alors tendre et aimant envers Daping, il se met aussi à l’acculer de reproches et de désobligeances. Daping ne répond pas, elle se contente de graver des insultes sur des murs, comme une adolescente, et, pendant que les deux autres jouent aux cartes ou chantent au karaoké, tricote. Mettant en scène trois personnages, Portrait de femmes chinoises se concentre plutôt sur les couples, qui alternent, dont les partenaires se modifient en fonction des présences et absences des personnages. Après être entrés dans le film en suivant Daping et Chen Ji, nous restons avec Haili et Chen Ji, Daping s’effaçant, affaiblie par sa fausse couche et par l’arrivée de l’élément hostile. Lorsque Haili tombe malade, le couple Daping-Chen Ji se remet à exister, avant de céder la place, à la fin, à la relation Daping-Haili. La cinéaste observe avec attention ses personnages dont les actes sont la plupart du temps banals, manger, boire, regarder la télévision, jouer aux cartes, attendre, tricoter. Souvent enfermés dans l’appartement, ils sont suivis par une caméra dont le flottement semble renvoyer à la précarité de la vie des êtres en présence, à l’incertitude de leurs relations. Parce que les plans sont sombres, nous distinguons assez mal les visages, les personnages se donnant moins par l’expressivité des regards que par leur façon de se mouvoir, de gérer leurs corps.
Si le titre chinois du film renvoie à la légende de la Tisserande, symbole de l’amour idéal, les relations entre Daping, Haili et Chen Ji n’ont que très peu affaire avec une relation amoureuse, une histoire de jalousie, de choix à faire, de tiraillement. Dans chacun des cas, le comportement que les personnages ont les uns avec les autres semble découler de la précarité dans laquelle les met la vie urbaine moderne. L’appartement dans lequel souvent ils se trouvent n’est en rien un cocon protecteur pour les personnages, qui ne cessent pas une seconde de ressentir et de faire ressentir la tension, l’angoisse, provoquées par la nécessité de survivre. Tension et angoisse responsables de la méchanceté dont ils font tous preuve à un moment donné, responsables aussi d’élans de tendresse et de solidarité qui sauvent le film d’une trop grande noirceur et complexifient les comportements.
Une métropole du XXIe siècle
Par le biais des deux femmes, de leurs différences, de l’attitude que Chen Ji a par rapport à chacune d’elles, Portrait de femmes chinoises peint aussi une époque et un lieu dans lesquels il ne fait pas bon vivre. Si les personnages transportent avec eux dans leur appartement la violence de la vie de la rue, c’est aussi qu’ils ont intégré les idéaux de la société de consommation qui les broie. Publicités, loto, télévision… font partie de leur quotidien et leur font désirer, avec l’argent difficilement gagné, un Nokia parce-que-les-Nokia-c’est-mieux, ou un magnétoscope avec karaoké intégré. Lorsque nous accompagnons les personnages dehors, dans certains plans ils apparaissent tout petits, perdus dans l’immensité de l’architecture, vulnérables face à une machine sociale beaucoup plus forte qu’eux. Le son de la ville est prégnant, rappelant ainsi en permanence le rythme qui s’écoule non loin des personnages et qui influe sur ce qu’ils vivent dans l’intimité de leur appartement. Et lorsque Daping, de nouveau enceinte, se jette dans un ravin pour provoquer une fausse couche, nous restons longuement avec elle, inerte, et entendons les bruits de la ville résonner, rappelant le mouvement en avant de cette dernière, responsable de l’inertie du personnage. Si Daping tricote sans aucune raison pragmatique (il fait trop chaud pour porter des écharpes), cela pourrait bien être parce qu’une telle activité, mécanique, offre des repères, des certitudes, qu’il serait vain de chercher dans le monde où elle habite.