Pour qualifier Psiconautas, il faut imaginer ce que pourrait être une fable typique des productions Ghibli — fantastique de conte sophistiqué, enfance confrontée à des choix d’adultes, arrière-plan de morale écologique — si elle était réalisée dans une descente de LSD… On ne pourra pas manquer la noirceur poussée de ce long-métrage d’animation espagnol — adaptation d’une bande dessinée dont l’auteur est un des coréalisateurs — qui n’en a pas moins obtenu le prix de sa catégorie à la dernière cérémonie des Goyas, sans doute en mal de petit frisson transgressif baroque. L’intrigue : sur une île jadis ravagée par une catastrophe industrielle, les habitants (des animaux anthropomorphes comme ceux qui peuplent les fables) ne sont plus tout à fait normaux. Des enfants en butte à l’hostilité de la nature et du semblant d’ordre établi cherchent à fuir le territoire maudit, mais la plupart doivent aussi affronter leurs propres démons. Le plus atteint de tous, le plus marginal aussi, est Birdboy, l’enfant-oiseau muet au regard de mort-vivant, souffreteux, toxicomane, sujet d’hallucinations de créatures démoniaques, et détenteur d’un autre secret où réside peut-être un espoir pour ce monde…
Stigmates
La narration, tâchant de condenser des trajectoires parfois éparses, peut paraître un peu confuse, mais c’est un petit handicap dont le film, au fond, se moque bien. Son récit consiste essentiellement à empiler des visions de souffrance et de désespoir (jusqu’à les connecter, à un moment, via un montage parallèle). À peu près tous les personnages portent des têtes plus ou moins surdimensionnées pour signifier leurs fardeaux physiques et psychologiques, les créatures de leurs cauchemars sont figurées à la manière expressionniste en grands aplats noirs avec du rouge pour les yeux, les scènes de violence provoquent jets de sang et mutilations, et le film use généreusement de gros plans sur des paires d’yeux maladifs ou haineux… Si bien que ces personnages et leur monde n’existent, à l’arrivée, que pour leurs stigmates — plus gênant : leurs stigmates existent plus à l’écran que ce et ceux qui les portent. Là où d’autres films intéressés par les afflictions physiques ostensibles atteignent la grâce en révélant des aspirations et des désirs peu conventionnels couvant sous l’horreur décorative (sur la monstruosité, qu’on repense à Freaks, à Frankenstein !), Psiconautas ne s’intéresse guère qu’à l’ostentation graphique du sombre, du dérangeant et du repoussant. Les êtres, il les confine pour les uns à la fonction de vignette esthétique (comme la silhouette singulière de Birdboy, vaguement inspirée des créatures macabres de Tim Burton), pour d’autres à des aspirations basiques et jamais rendues intéressantes (les sentiments de Dinky envers Birdboy), pour d’autres encore à une métaphore politique convenue (les chiens policiers). La faiblesse du film se fait cruellement sentir quand il fait intervenir des « personnages » secondaires censés moins sentients, plus « accessoires » que les héros, tels qu’un robot-réveil parlant à la voix synthétique monotone ou un chien domestique muet et méchant, et quand on réalise que le pessimisme forcé des auteurs met tout le monde au même niveau : celui d’habitants mécaniquement animés et peu incarnés de leur petit univers.
Dark attitude
Car on sent bien qu’il s’agit moins, pour Vázquez et Rivero, de raconter une histoire que de constituer un univers : un imaginaire de fable torturée qui serait constitué de toutes sortes de cauchemars graphiques, offrant à l’occasion un vague écho à certaines peurs du spectateur qui lui conférerait quelque pertinence. Et on trouvera bien, pour peu qu’on les cherche, des petites métaphores renvoyant aux maux du réel : l’autoritarisme parental, l’ordre moral et policier, les dangers écologiques (la moitié de l’île a été transformée en décharge d’ordures investie par des tribus de pillards), etc. Mais on ne s’y trompera guère : le petit monde de Psiconautas compte plus sur son assemblage de ces vignettes que sur son rapport à notre monde à nous. Le film se rengorge de visions brutales, oppressantes, sanguinolentes, tordues, morbides, bref : « dark », les répand sur l’écran avec le plus grand sérieux mais sans point de vue, ses cadrages ne sont voués qu’à cette exposition, au détriment de l’expression d’une position de cinéaste(s). Ce faisant, il omet d’interroger leur raison d’être, leur situation entre réalité et cauchemar, même les doubles interprétations possibles, ignorant par exemple le potentiel satirique flagrant de certaines (comme cette statuette du Christ qui pleure systématiquement du sang entre les mains d’une mère bigote). L’imaginaire qui en résulte a quelque chose de paradoxal : à la fois violemment extensif et singulièrement étriqué, replié sur sa petite île.