Lors d’un contrôle de police abusif, Slim (Daniel Kaluuya) tue accidentellement le flic raciste qui vient de blesser par balle son rendez-vous du soir, une avocate qui répond au doux sobriquet de Queen (Jodie Foster-Smith). S’ensuit le rapprochement sentimental des deux comparses au cours d’une cavale jusqu’en Floride ponctuée de quelques haltes dans des safe spaces préservés du racisme ambiant, où la parole se dénoue dans un esprit de tolérance et de résistance contre les forces de l’ordre. Se succèdent ainsi sur plus de deux heures un roadhouse « tenu par des Noirs », la maison de Uncle Earl (l’oncle souteneur de Queen), une boîte de nuit en forme de cachette géante et enfin la demeure des Sheperd, deux Blancs de classe moyenne prêts à aider les fugitifs. Au cours de ce périple, Slim réalise également un apprentissage politique radical auprès de Queen, tandis que le couple se métamorphose, changement de coiffure et d’habits à l’appui, en symbole de la lutte contre les violences policières aux yeux de la population africaine-américaine. On l’aura compris, avec ce premier long-métrage, Melina Matsoukas offre une variation sur le genre du road movie, et donne la version « noire » de l’un de ses fleurons, Bonnie & Clyde. La proximité avec le film de Penn, attestée au détour d’une réplique, doit toutefois moins à la ressemblance des deux scénarios (Queen et Slim ne pratiquent à proprement parler aucune activité illégale) qu’à la manière dont les deux films retravaillent un événement historique, afin de doter d’une résonance politique le périple de leurs héros. Réalisées quatre ans après la mort de John F. Kennedy à Dallas, les dernières minutes de Bonnie & Clyde rejouaient métaphoriquement l’assassinat du Président lors de l’exécution des amants criminels, jetant du même coup un voile noir sur l’idéal de libération social et sexuel porté par le couple. Queen & Slim s’achemine quant à lui vers une résolution qui reproduit, en la grossissant, une autre date séminale dans l’histoire récente des Afro-Américains : celle du 26 février 2012, soit la mort de Trayvon Martin, exécuté sans raison apparente par un vigilante floridien trop zélé. Dans les deux cas, il s’agit de donner aux personnages principaux une stature mythique, ce que Queen & Slim ne manquera pas de surligner – c’est là son principal défaut – dans un épilogue aussi ridicule qu’emphatique.
Le clip et le concept
C’est qu’en dépit de la nécessité du propos construit par le film et de sa louable intention, quelque chose ici ne prend pas. Il ne faut pourtant pas remonter bien loin dans la carrière de la réalisatrice pour en esquisser les raisons : prolongeant son clip pour le morceau Formation de Beyoncé (qui met également en scène l’empowerment des classes populaires noires en esthétisant les alentours de la Nouvelle-Orléans), Queen & Slim repose sur une articulation un brin sommaire entre de courtes plages contemplatives, supposées provoquer l’empathie pour les personnages (effet renforcé par l’utilisation systématique d’un morceau de musique en accompagnement) et des épisodes visant à mettre en scène la complexité des conflits raciaux au sein de l’espace social. Le film montre alors ses limites : sa forme séduisante tourne rapidement à vide, puisqu’elle ne sert somme toute qu’à enjoliver des séquences à l’imagerie un peu affectée (la contemplation d’un ciel violet le long d’une route, les intérieurs d’une maison désordonnée filmée au filtre bleu), et ne nourrit jamais le message politique et subversif dont le long-métrage se veut le porteur. À force de systématisme, Matsoukas se trouve ainsi contrainte à jouer la carte de la surenchère pour garder l’attention de son spectateur – cf. cette scène d’amour hallucinante où un montage parallèle met sur le même plan l’orgasme de Queen avec l’assassinat d’un policier lors d’une manifestation, exécuté d’une balle dans la tête.
Plus dramatique encore, cette partition scolaire empêche Queen & Slim d’atteindre la dimension mythique postulée par son récit, en témoigne une scène intéressante sur le papier, mais minée de l’intérieur par les choix de la réalisatrice. Queen et Slim font une halte près d’un enclos où les attend un superbe cheval. Arborant un beau pelage immaculé (la couleur n’a rien d’anodine) et séparé des deux fugitifs par une large barrière, l’animal est tout désigné comme l’apanage de l’oppresseur blanc qui, au temps de l’Ouest sauvage, en fit l’instrument de sa conquête de la liberté. Affichant sa volonté de renverser l’ordre symbolique, Slim monte le canasson, parce que « rien ne fait plus peur à un Blanc qu’un Noir sur un cheval ». Prêt à s’inscrire à son tour dans le récit mythologique américain, mais afin de le transformer de l’intérieur (ce qui n’est pas sans évoquer, par exemple, l’horizon déjà dessiné par la fin de Django Unchained), le personnage goûte sa liberté nouvelle lorsque retombe subitement le joug du social : la voix du propriétaire retentit au loin, sommant le couple de quitter sa propriété, avant des coups de feu ne les forcent à fuir. Slim et Queen s’en retournent alors sur la route en riant comme des enfants. La musique tonitruante qui accompagne leurs nouvelles escapades ne changera rien : l’allégorie, très lourde, ne transforme pas les héros en figure symbolique de la lutte et ne leur ouvre aucun nouvel horizon (encore eût-il fallu que leur trajectoire bifurque à l’intérieur du programme installé par le récit), mais en fait les pions d’un film aux ressorts dramatiques un peu simplistes.