Depuis le remarqué Mur en 2004, Simone Bitton n’avait plus fait parler d’elle. Et pour cause : déjà un autre film se préparait. Réflexions, investigations : un documentaire se façonne à l’épreuve du temps. Rachel, dont le tournage s’est partagé entre les États-Unis, la Grande-Bretagne, Israël et la Palestine en est l’exemplaire réussite.
Rachel Corrie était une bénévole pacifiste américaine de 23 ans, mortellement écrasée par un bulldozer de l’armée israélienne, en 2003 à Rafah. Simone Bitton construit un film-enquête qui transcende rapidement son point de départ (le fait divers très médiatisé), puis son sujet politique (le conflit israélo-palestinien), pour muer en un documentaire poétique et céleste, une ode à la jeunesse, portée par les textes brillants de Rachel en voix off. Cette poésie, cette justesse de ton et de regard, relève de la qualité du montage et de son rythme narratif. La pluralité des supports : e-mails et lettres lus en off, photographies et vidéo amateurs, images de caméra de surveillance, documents officiels ; inscrit non seulement le documentaire dans une époque, mais prouve surtout sa capacité à digérer et articuler des matériaux complémentaires. Sélectionnées avec soin, ils donnent au film une admirable cohérence esthétique.
La qualité de Rachel se juge aussi à son audace. Un documentaire téméraire, c’est un film qui ne s’interdit rien par facilité. Si Simone Bitton ne vise pas le sensationnalisme, elle ne renonce pas pour autant à rendre compte de la réalité parfois crue liée à l’épisode tragique. Non seulement elle montre à plusieurs reprises des images du cadavre de Rachel, mais elle approche aussi sa caméra de la peine de ses parents, et ce, avec une pudeur sans conteste.
Un défi brillamment relevé donc : la réalisatrice tombe un à un les à-priori esthétiques et narratifs (dont la télévision est en partie responsable) qui touchent à la mise en scène d’un fait divers. Lucide sur lui-même, le film assume son voyeurisme, l’explique même : montrer, c’est témoigner.
La forme soignée et douce se fond avec l’investigation tenace et déterminée de la réalisatrice, traduite par ses interventions pertinentes en off lors des entretiens. Osons la comparaison : dans sa façon d’obtenir et de mener une interview ainsi que dans sa capacité à arracher des réponses à ses interlocuteurs, Simone Bitton est tout aussi opiniâtre que Claude Lanzmann l’était dans Shoah. Que ce soit face à l’austérité de la propagandiste en chef de l’armée israélienne ou avec un ancien bénévole désillusionné, la réalisatrice sait ricocher sur les réponses « en surface » pour faire émerger des morceaux de vérités. Elle sait aussi se taire. Un silence au cours d’une interview et nous entendons le documentaire respirer.
Car paradoxalement, c’est la vie qui circule dans Rachel. Le film touche par le respect qu’il témoigne envers la jeunesse. « Ce n’est pas votre guerre ! C’est la mienne ! » lance le jeune conducteur d’un bulldozer dans une scène tirée d’images amateurs. Le spectateur découvre ahuri que la massive carrosserie de l’engin abrite des soldats imberbes, aussi jeunes que les pacifistes qui leur font face. Cette guerre implique des « gamins curieux » décrit joliment Rachel dans ses correspondances. Des « gamins curieux » que Simone Bitton désigne comme la relève d’un monde nouveau. Un monde dont l’histoire ne permet plus de lutter avec espoir. C’est ainsi que s’exprime Yonatan, Israélien et anarchiste : « Lutter c’est devenu vivre. » Rachel en prend acte.