En découvrant le carton de presse de Reefer Madness, on n’a pas pu s’empêcher de pousser un gros soupir d’agacement. « Ne fumez pas la moquette de la salle » nous précisait-on. Aïe ! Encore un teenage-movie avec ados prépubères en folie… Que nenni ! La bonne surprise de Reefer Madness, c’est d’être dès le début là où on ne l’attend pas : dans la grosse parodie de genre, la comédie musicale (eh oui) déjantée ou dans le pamphlet politiquement très incorrect. Savoureux.
On en apprend tous les jours : Reefer Madness est l’adaptation cinématographique d’un célèbre musical de Broadway, succès retentissant (ah bon?), lui-même adapté d’un film de propagande anti-marijuana de 1936. Le contexte, donc. Années trente : la prohibition et l’anticommunisme qui fait déjà rage. Tout commence en noir et blanc : on pense d’abord à Chicago, pour la forme, et notamment la transposition des numéros musicaux de la scène théâtrale au cinéma. Transformées en séquences rêvées, les chorégraphies ne sont pas censées influer sur la scène « réelle » mais simplement exprimer de manière métaphorique (et prodigieusement exagérée) les émotions des personnages. Pour écarter ces séquences du déroulement linéaire du film, on choisit alors de les « embrumer » légèrement, à la fois dans l’image et les couleurs.
C’est sur le fond que Reefer Madness ne ressemble à rien de connu. Dès la scène introductive, le spectateur est plongé dans l’ambiance d’une petite ville de province, où un groupe de parents est convié à une présentation très spéciale sur les méfaits du pire danger qui menace leurs enfants : la marijuana (« reefer » en anglais). Pour convaincre ces adultes bien-pensants mais plutôt sceptiques, l’animateur de la soirée, mi-prédicateur, mi-gourou illuminé, a choisi de leur présenter l’histoire très exemplaire de deux parfaits jeunes gens, propres sur eux, Jimmy et Mary Lane, qui s’aimaient d’amour tendre, rêvaient de Roméo et Juliette sans savoir que du balcon au mariage, la tragédie était au bout du chemin. Car Jimmy, impatient d’épater sa dulcinée au bal de fin d’année, se laisse entraîner par un vilain dealer moustachu qui lui promet monts et merveilles. Et la descente aux enfers ne fait que commencer…
Le plus drôle dans Reefer Madness est le jeu constant entre premier et second degré. Jusqu’au bout, il est difficile d’être convaincu de l’ironie réelle du scénario. La caricature est poussée si loin qu’on ne peut déterminer où va notre sympathie. Certainement pas aux fumeurs de marijuana, qui abandonnent leurs bébés sur une gazinière allumée, s’entretuent jusqu’au cannibalisme (car la marijuana donne faim…). Mais encore moins au prédicateur fou qui, les yeux injectés de sang, taxe sans honte de « communiste » un parent réfractaire à ses idées sous prétexte qu’il est d’origine polonaise : ah, ces Slaves… Quant à Mary Lane, socquettes et boucles blondes, et Jimmy, insupportable de niaiserie, ils sont tellement asexués qu’on leur mettrait presque le joint dans la bouche si on le pouvait. Que dit Reefer Madness en fin de compte ? Marijuana ou pas, les hommes ont besoin d’une sortie de secours pour s’échapper de leur vie quotidienne : la drogue, la religion (cf. le strip-tease jouissif et hallucinatoire de Jesus dans son « club célestial »), ou les pires idéologies politiques. L’autodafé de la dernière séquence, où la foule hurle sa haine de l’herbe et de « Freud, Darwin, des communistes et des tapettes », devrait convaincre le spectateur le moins averti de renoncer à tous ces expédients !
Reste le clou du film : plus d’une dizaine de numéros musicaux (à déconseiller aux frileux de la chorégraphie!), malheureusement filmés de façon trop criarde et tapageuse. Poussés dans l’extravagance la plus extrême, ils font apparaître (dans le désordre) Jeanne d’Arc, la statue de la liberté (incarnée par le personnage qui abandonnait une heure plus tôt son bébé sur le feu), Roosevelt (vous savez, le prédicateur fou du début), des zombies et Oncle Sam… Réconfort plaisant du film : aucune morale – et certainement pas le slogan « la fin justifie les moyens » – ne vient ponctuer la folie de la comédie musicale. Après tout, dans un monde où Roméo dit au fantôme de sa Juliette : « un jour j’aurai un cancer ou je serai écrasé sous un train, attends-moi », y a‑t-il encore quelque conclusion à tirer ?
Reefer Madness est un film qui fera sans doute peu de bruit. Mais malgré ses défauts et ses airs de farce bricolée dans une soirée trop arrosée, on se prend à rêver pour lui de devenir au fil du temps un film culte. Pour une fois que le terme ne sera pas trop galvaudé…