Sac la mort ne se laisse pas aimer facilement. Tourné à La Réunion, presque intégralement en créole et avec des acteurs de l’île, amateurs pour certains (et dont la vie a inspiré le scénario), le film d’Emmanuel Parraud peut donner l’impression de se servir de ces spécificités (notamment des traces de français dans la langue) pour poser une chape de confusion et de misérabilisme sur son pénible sujet, à savoir le calvaire de son personnage Patrice. Aux événements qui font de sa vie une spirale infernale (tels que le meurtre sauvage de son frère, la spoliation de sa maison familiale, ou encore sa crainte d’être victime d’un maléfice — le fameux « sac la mort »), ce « cafre » (descendant d’esclaves noirs) ne semble pouvoir répondre que par l’indécision et les palabres pas toujours sereins avec des amis dont on ne sait trop s’ils l’entraînent vers le haut ou vers le bas. La langue est alors bégayante, légèrement déformée par l’alcool, le fatalisme et les rancœurs, et son flot s’approche dangereusement de la logorrhée. Il faut surmonter pendant plusieurs minutes ce premier sentiment d’enlisement verbal entretenu pour réaliser que cet effet n’est pas un artifice arbitraire de mise en scène, ne va pas à l’encontre de la liberté des personnages et de leur communauté (puisque leur présence renvoie immanquablement une image de la société réunionnaise métissée). Cet aspect laborieux de la parole s’avère l’illustration honnête, pleine à la fois d’urgence et de désespoir, d’un malaise formulé par ailleurs dans les images et les corps, où l’invitation à agir le dispute à l’accablement.
Non-faits
Tout le film est marqué par la déception, des choses escomptées qui ne viendront pas, ou trop tard. Dès la première image cadrant de hautes herbes tachées de sang tel un générique annonciateur de violence, on anticipe une narration classique, on attend de Patrice des réactions déjà vues de personnage de cinéma — tout comme ses proches attendent qu’il se comporte « en homme » comme le veut la coutume non dite (c’est sans un mot que sa mère lui présente un couteau) : qu’il venge son frère — dont le meurtrier s’est même présenté devant lui, qu’il se batte pour sa maison, ou au moins qu’il accepte l’aide des bonnes personnes. Or ces attentes, celles formulées par les personnages autant que celles suggérées par le récit, Patrice s’y dérobe constamment, se réfugie dans la pénombre de sa case, les soliloques aux accents d’abandon psychique, la rancœur impuissante, la superstition à laquelle, rétif au début, il finit par succomber. Sur la route erratique de cet antihéros, les obstacles les plus tenaces sont tout intérieurs — même si le personnage semble focaliser sur sa personne un mal plus diffus, reflété dans ces amas de cases et de maisons à la limite du délabrement et même au-delà, comme le cinéaste le suggère en filmant des « sacs la mort » sur d’autres carrefours que ceux de Patrice, ailleurs sur l’île. Fascinant objet qu’un tel sac, d’ailleurs, à la fois indice visuel apparent de ce délabrement (il ressemble à un vulgaire sac plastique négligemment jeté) et artefact intimidant par les pouvoirs qu’on lui prête et la contamination à laquelle il incite (pour se libérer de ses effets supposés, il convient de le déposer sur le chemin d’un autre…).
Non-dits
À la recherche d’une nature plus précise de ce mal environnant, il sera difficile d’échapper à une lecture socio-historique de cette fiction ancrée dans le réel. Les traces du lourd héritage colonial à l’échelle de la société sont discrètes mais repérables, comme des détails d’une conversation (sur des dettes vieilles de plusieurs générations, sur des visites en métropole) — ou encore la présence de quelques Blancs qui alors, eux, apparaissent comme des intrus, dont la spécificité de la langue et des attitudes rappelle insidieusement le fossé inter-communautaire. Ce mal historique est d’autant plus prégnant qu’il reste en filigrane, ni nommé ni désigné — encore une fois, flotte le sentiment que quelque chose devrait être fait ou dit, et ne l’est pas, ce qui participe à la force dramatique du film. À cette aune, l’usage un peu plus insistant, sur la fin, du motif de la sorcellerie paraît un peu trop appuyé, comme si l’on voulait forcer la lecture de la hantise ambiante sous une dimension mystique. Cela ressemble à un léger débordement de l’énergie parfois emballée de Sac la mort, pas très cadré, développant volontiers sur le surplace quitte à mettre notre patience à l’épreuve, mais qui ne paie ce prix que pour faire ressentir à quel point l’héritage national honteux imprègne ici les ruelles boueuses et le tréfonds des cerveaux.