Qui se souvient de Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti ? L’histoire garde la trace indélébile de ces deux Italo-Américains, condamnés et exécutés en 1927 pour un braquage meurtrier sur des bases ne faisant pas vraiment honneur à la justice américaine — leurs origines et leurs convictions anarchistes ayant joué un rôle inavouablement important dans le verdict qui déclencha un tollé international. Mais qu’en est-il de l’inscription de cette affaire dans la culture, en particulier au cinéma avec le présent film réalisé par Giuliano Montaldo en 1971, qui reconstitue leur procès, le combat désespéré de leur comité de soutien et finalement leur marche vers la mort ? À vrai dire, on est plus capable de chanter la superbe « ballade » composée pour l’occasion par Ennio Morricone et chantée par Joan Baez (surtout la dernière des trois parties, « Here’s to you », entendue au générique de fin et reprise depuis en français par Georges Moustaki) que d’évoquer le film lui-même, sinon pour son sujet — et ce malgré l’interprétation remarquée des deux comédiens principaux dont l’un, Riccardo Cucciolla, fut récompensé au festival de Cannes pour le rôle du tourmenté Sacco.
Images machinales
On comprend mieux ce flou rétrospectif en revoyant l’objet, et en lui découvrant un manque de nerf certain. Parangon du « film-dossier » conjuguant fidélité aux faits et point de vue critique de circonstance, le Sacco et Vanzetti de Montaldo peine à opposer, au caractère authentiquement révoltant de l’affaire, autre chose qu’une posture d’indignation. C’est une posture parce qu’elle passe le plus clair de son temps à se montrer, à signaler qu’elle a choisi le bon camp, à signifier à quel point elle dénonce l’autre camp — ce qui n’est pas vraiment la même chose que d’exprimer une sincère révolte. La première forme d’ostentation est, comme souvent, celle de la mise en scène, qui s’agite régulièrement avec l’air de s’attarder sur le point de vue et le souvenir, mais qui fait en réalité du surplace sur sa position académique. Montaldo applique une idée tristement fonctionnelle de l’image, jusque dans ses effets, comme en témoigne en premier lieu son usage machinal du zoom avant sur les visages (pour appuyer leur regard sur leur contre-champ) et du flash-back (pour illustrer les témoignages et distinguer le vrai — ce qui est visualisé — du faux — qui reste à l’état oral). Ainsi, à chaque première prise de parole d’un témoin oculaire à charge, verra-t-on un plan en flash-back constitué d’un simple zoom sur son visage, mais sans qu’on voie ce qu’il est censé observer (le braquage), ou alors quelques images floues et indescriptibles, pour bien signifier que le témoignage sera douteux. Et même une image traumatique hantant les accusés au point d’apparaître à plusieurs reprises (la chute au ralenti d’un militant anarchiste, Andrea Salsedo, du cinquième étage du bâtiment du Bureau of Investigation dans des circonstances suspectes, deux jours avant leur propre arrestation) cesse d’apparaître une fois le traumatisme exposé au procès, comme si elle avait fini de servir. Montaldo ne rechigne pas à la figure de style (on rencontre aussi l’imitation d’images d’actualités en noir et blanc, avec intertitres de cinéma muet), mais l’usage qu’il en fait reste décoratif, asservi à l’illustration d’un rapport convenu à ses matières (l’injustice, la vérité, la mémoire, l’histoire…) et d’une thèse préconçue à laquelle on est plus invité à adhérer par automatisme de la bonne conscience que par réelle conviction.
Éclats de prétoire
Outre ces mouvements mécanisés de la forme cinématographique, Sacco et Vanzetti fait le choix pareillement décevant d’aborder ses objets d’indignation (l’injustice et ses fondements peu glorieux) par une approche pauvrement manichéenne. C’est-à-dire que pour affronter ce qui indigne, il s’attache (sous le couvert de la fidélité aux faits historiques) à matérialiser l’existence de deux camps, celui du « bon côté » (les avocats de la défense Fred Moore puis William Thompson, le comité de défense, de sensibilité sociale plutôt à gauche, sympathisant envers les opprimés et le peuple d’origine étrangère) et celui du « mauvais » (l’accusation, le procureur du comté Frederick Katzmann, l’intolérance sociale mettant d’accord les pouvoirs exécutif et judiciaire contre les immigrés et les dissidents). Cela passerait encore s’il ne s’agissait là que de dépeindre une fracture sociale, mais de façon plus flagrante, on trouve l’intention plus moralisatrice de rappeler que face au « mauvais camp » (le dominant, celui qui a eu, à la fin, la peau de Sacco et Vanzetti), il existe un « bon camp » à montrer en exemple. L’ostentation s’impose là encore comme finalité, à tel point que ce qui pourrait toucher plus sincèrement (le caractère désespéré de la lutte du « bon camp » pour la justice) ne subsiste que comme convention. Ainsi, quand Katzmann se lance dans une diatribe droitière et surtout violemment xénophobe (avec l’assentiment passif du juge et au détriment de l’auditoire majoritairement italo-américain), le film ne peut-il s’empêcher de faire scander par Moore « Racisme ! Racisme !», comme pour bien étiqueter la chose et rassurer sur la présence d’une bonne conscience humaniste face à tant d’intolérance.
C’est d’autant plus décevant que c’est précisément en filmant l’ostentation, la déclaration, que Sacco et Vanzetti trouve la matière dont il est le plus proche. Vient une phase où le procès cesse de faire semblant d’être un procès dans les règles, pour devenir un défouloir politique. Comme le fond conservateur et haineux de l’accusation s’est assumé sans vergogne, la dissidence reprochée aux accusés s’assume à son tour — moins chez Sacco, qui ne se voit que comme victime de l’injustice, que chez Vanzetti qui, conscient de l’enjeu politique qui compromet son avenir, ne trouve d’autre choix que de se placer sur ce terrain en endossant le rôle de porte-voix de ses convictions. Et finalement, le personnage de Vanzetti en tribun prêt à s’exposer, porté par l’énergique Gian Maria Volontè, pourrait être au moins aussi intéressant que Sacco et son repli sur sa misère refusant la dimension politique. Il suffirait qu’un cinéaste sache atteindre l’humanité retirée derrière ces attitudes. Dommage que Montaldo ne s’intéresse qu’à l’évidence du premier degré.