Durant quasiment une douzaine d’années, de 2002 à 2015, le photographe Christophe Agou, bien que vaquant à ses occupations aux quatre coins du globe, n’a pour autant jamais oublié sa région natale, les figures et paysages au sein desquels il a grandi. À l’aide d’une simple caméra numérique, utilisée comme prolongement d’un regard porté sans aucun artifice, il a donc filmé à intervalles plus ou moins réguliers l’existence de quelques foyers reculés dans la campagne, pressentant que leur mode de vie était au vu de la marche du monde voué à disparaître. Sans adieu sort aujourd’hui, dans un contexte particulier puisque Christophe Agou est décédé en 2015, à l’âge de 45 ans, peu de temps après avoir achevé le montage du film.
Au sein du foyer
En premier lieu, on peut s’interroger sur les motivations qui ont pu pousser le réalisateur à pénétrer au sein de ces demeures, à approcher ces individus et à s’immiscer dans leur quotidien. Face à la vétusté, à la modestie matérielle, au sein de ces maisons dans lesquelles règnent parfois un chaos, un amoncellement d’objets divers qui forment des pyramides dignes d’une décharge, on éprouve dans un premier temps le sentiment désagréable que le film va se complaire dans un défilé d’images « chocs » et racoleuses. Mais, petit à petit, ce sentiment disparaît devant l’obstination du cinéaste à suivre la vie de ces gens sur la durée, au sein d’un cadre qu’il connaît, dans un milieu qui pour partie constitue son identité. Passé l’impression née de ces premières images, qui dénotent tout de même une capacité à cerner la matière et la lourdeur du paysage au sein duquel se débattent des individus qui semblent comme sortis d’entre les âges, on comprend que ce qu’il nous montre correspond aussi à une partie de lui-même, et que le proximité qui est la nôtre vis-à-vis de ces quelques personnages est facilitée par l’intimité et la relation de confiance qu’il a su nouer avec eux. La caméra n’est pas extérieure aux individus qu’elle filme, elle fait corps avec eux ainsi qu’avec le paysage. On la sent comme accrochée au cinéaste, retranscrivant autant ce face à quoi elle se trouve que les mouvements de celui qui la porte. Christophe Agou ne s’appuie donc pas sur des cadres léchés et recherchés dénotant une volonté d’imposer un ordre distancié. Non, si la caméra n’est pas à proprement parlé un acteur, elle apparaît comme un des multiples éléments présents au sein du cadre ; portée par un enfant du pays, elle a sa place dans le grand tout de cet écosystème.
Le monde de toujours
« Sans adieu » est une expression du pays que l’on prononce au moment de se dire au revoir, façon de refuser l’idée d’un adieu, comme si ce qui liait les êtres était éternel et qu’aucune séparation n’était définitive. Mais cette idée sonne étrangement au fur et à mesure du film, tant le sentiment qu’une fin et qu’un adieu définitifs semblent pendre au nez de ces différents foyers. Toutefois, au vu de leurs singularités, il apparaît difficile d’émettre des généralités et d’expliciter précisément et sociologiquement ce qu’est ce monde et ce qu’il représente. Impossible de dire qu’il s’agisse de la France rurale dans son ensemble ou de la ruralité propre à cette région, impossible d’émettre via ce film de grands discours sur le monde paysan, l’élevage ou l’agriculture, son évolution à l’ère de l’Union européenne et des grandes surfaces. Ce qui nous est montré est une microsociété représentant une part seulement du monde paysan. Et c’est au sein de cette faille spatio-temporelle que pénètre la caméra, dont l’obstination et le jusqu’au-boutisme du regard contribuent à nous faire apparaître cette terre comme le centre du monde, comme un îlot premier dont le terrain semble inexorablement se rétrécir, submergé par une logique moderniste qui s’approprie lentement mais sûrement chaque lopin de terre. Nous sommes face à ces personnes comme face aux premiers habitants d’une tribu qui est en train d’être colonisée et dévorée par une logique extérieure globale.
Si ces individus semblent vivre au sein d’un temps qui n’existe plus, ils apparaissent pourtant liés à quelque-chose d’intemporel, qu’il serait difficile de situer. Leurs comportements, leurs rapports aux animaux et à leur terre ne s’inscrit pas dans le siècle précédent, ni même dans celui d’avant, mais dans une relation au monde éternelle et cyclique. L’idée d’un mouvement constant, d’un progrès conçu comme une ligne droite, apparaissent comme incongrus, tant l’individu cherche plus ici à subsister au sein d’un cadre naturel auquel il se soumet, qu’à enclencher en raison de son ambition personnelle ou d’une volonté politique extérieure de grandes mutations qui bouleverseraient ce cadre. Ces gens qui n’ont rien sont attachés au peu qu’ils ont non pas comme quantité mesurable via l’échelle de l’argent ou de la raison, mais via quelque chose de plus profond et viscéral, qui s’apparente à une forme de devoir qui peut parfois aller à l’encontre de leurs intérêts et de leur santé. En témoigne le refus de cette vieille femme seule de vendre ses terres afin d’être administrativement considérée comme retraitée en raison de la haine qu’elle voue à celui qui s’est proposé de lui racheter, ou le refus de ce couple d’éleveur de laisser son troupeau de vaches malades emmené par les services sanitaires, et ce malgré le dédommagement financier qui leur est proposé ; tout cela révèle une morale de vie qui vise avant tout à respecter et à perpétuer un certain état des choses, une loi non écrite qui, si elle défie nos conceptions actuelles, semble apparaître comme les garantes d’un équilibre cosmique.