Sauvages est un film engagé, dont l’objectif consiste à sensibiliser les enfants aux ravages de la déforestation. L’histoire qui sert de prétexte à cette noble ambition est une sorte de synthèse entre Bambi, Avatar et Princesse Mononoké : à Bornéo, de nos jours, une orpheline nommée Kéria recueille un enfant orang-outang dont la mère vient d’être tuée par des bûcherons. Par un concours de circonstances, la fillette, son cousin Selaï et le singe Oshi s’enfoncent tous les trois dans la jungle à la rencontre des Penans, les derniers irréductibles indigènes qui résistent encore et toujours aux débroussailleuses des multinationales. Le réalisateur, Claude Barras, a procédé à de longues recherches et dispose comme il peut sa matière documentaire à travers une suite de vignettes agencées autour d’un dialogue ou d’un gag « qui en dit long ». Les exigences de la fable sont minimales : il suffit que tout cela soit soluble dans le grand récit de la résilience qui sert de canevas standard à 90 % du cinéma jeune public contemporain.
Depuis Ma Vie de courgette (2016), on sait que Barras se pose essentiellement des questions de discours : comment parler de ceci ou cela, comment traiter mon thème pour le rendre accessible et assimilable ? C’est pourquoi il prend rarement la peine de développer une idée visuelle, se désintéresse du récit d’aventures et ne va pas au bout de la noirceur de ses sujets, qui offre pourtant de vrais motifs de conte. La technique d’animation en volume se cantonne, la plupart du temps, à la revendication d’un artisanat (une forme décroissante pour un propos écologique) ; Barras a bien entrevu ses qualités d’étrangeté, le sens du concret un peu brutal qu’elle restaure, comme sa propension naturelle à égaliser les corps sculptés dans une même « pâte » – le modèle du genre restant les œuvres du studio Aardman, Chicken Run ou Wallace et Gromit. Mais bourré de préjugés sur ce qui « convient » à son public, il referme tout de suite la porte de l’expérimentation plastique et renonce du même coup au projet vraiment ambitieux que son film semblait vouloir soutenir : celui d’une reconfiguration perceptive, propre à faire éprouver, par exemple, l’entrelacement des existences, les façons de négocier la violence, la continuité entre les vivants et les morts, les humains et les non humains, etc. À vrai dire, ce chantier n’est pas neuf. Frédérick Back l’a ouvert il y a plus de trente ans, avec L’Homme qui plantait des arbres (1987), et le cinéma d’animation a souvent prouvé depuis combien ses propriétés (de liberté, de métamorphose, de porosité des formes) pouvaient aussi servir à tordre les lignes de partage trop claires, à inventer un rapport à « la nature » tout différent du mimétisme décoratif.
Le film se réclame du modèle, presque inévitable, des studios Ghibli. Si clair qu’apparaisse le « message » de Princesse Mononoké, on voit facilement ce qui différencie Hayao Miyazaki de Claude Barras. Chez le premier, l’histoire est une écriture du contrepoint : elle produit des images de sang et de flammes dont le contraste rend précieux les moments d’enchantement, et débouche sur des tensions irrésolues. Chez le second, se mettre « à hauteur d’enfant » signifie accompagner et rassurer. Barras pense que la construction est affaire de dosage, qu’il faut ramener l’inconnu au connu, ménager la chèvre et le chou, expurger le thème de sa gravité constitutive : la mort de la maman orang-outan est moins une tragédie réaliste qu’un cliché narratif, expédié dans un semi hors-champ et joyeusement oublié l’instant qui suit. Le récit n’est pas un monde où l’on se demande comment vivre, mais un point de départ « pour aller plus loin » ; Sauvages sort d’ailleurs dans un format prêt-à-enseigner, avec dossier pédagogique et « guide du petit consommateur » qui enfonce le clou des bonnes intentions. Sa devise est d’être inoffensif, il laisse aussi indifférent.