Une femme pénètre dans le wagon d’un train, ou plutôt dans un décor évoquant un wagon de train, dont les fenêtres donnent sur de simples surfaces blanches. Elle s’assoit, ouvre un livre d’Emily Dickinson, et le plan se fait calque du tableau d’Edward Hopper Chair Car. Sur la couverture du livre, un autre tableau de Hopper, sur lequel la caméra zoome jusqu’à ce qu’il en devienne flou. Le ton est donné : nous plongeons ici dans une fiction réflexive, partant d’une œuvre picturale pour questionner la représentation.
Périls de l’artifice
Le principe reste globalement le même d’un bout à l’autre du film : un carton indiquant une date, accompagné de la reconstitution d’un fragment d’actualités radiophoniques de l’époque ; un décor, repris d’un tableau de Hopper ; une scène, imaginant l’avant, l’après et le pendant de la scène fixée par le peintre ; et toujours le même personnage féminin dont la voix intérieure résonne off : une comédienne du Group Theater prénommée Shirley.
Le goût de la réflexivité qui s’affirme ici a le mérite de nous préserver de toute nécessité de rendre l’action qui se déploie dans chacune de ses petites saynètes crédible ou naturelle. De petits événements viennent donc régulièrement interrompre le cours attendu de la fiction : la brève intervention d’une voix off non identifiée, la récitation intempestive d’un poème, d’étranges bruits d’animaux, un regard caméra, un morceau de jazz, la brusque transformation du décor de cinéma en une scène de théâtre…. Ce sont là d’agréables surprises, mais l’entreprise de Gustav Deutsch reste globalement systématique, sans compter que les évocations historiques et les couplets réflexifs sont aussi lourds que superficiels – ne nous sont épargnés ni « I Have a Dream », ni l’allégorie de la caverne. En s’ouvrant à une forme de narration plus conventionnelle, le cinéaste habitué à un registre non-verbal et suggestif peine à masquer ses intentions. Le personnage de Shirley ne devient jamais autre chose qu’un outil : corps venant compléter les reconstitutions des tableaux, vecteur d’un discours. Jamais le personnage ne s’extirpe des mains de son créateur, et l’on se lasse assez rapidement d’une entreprise qui ne fonctionne ni sur le plan de la fiction, ni en tant qu’essai.
Pixels contre pigments
L’adaptation cinématographique des tableaux elle-même n’est pas véritablement convaincante. Le travail de reconstitution des couleurs, des formes et de leurs ombres qui a été mené constitue sans doute une prouesse technique, mais il y manque l’essentiel : ces tableaux animés sont finalement moins vivants que les toiles d’Edward Hopper. Les images parfaitement nettes de Gustav Deutsch donnent à voir un monde qui paraît virtuel, où l’on peine à retrouver la sensation d’être face à un moment présent. Étrange, pour quelqu’un qui a toujours inclus la nature du support cinématographique dans son propos (jusqu’à intituler l’une de ses œuvres Film Ist) : la photographie cristalline achève ici de rigidifier une mise en scène qui l’était déjà par nature. Par le point de vue fixe imposé par la reconstitution (un changement d’angle révélerait les proportions factices du décor), on retrouve la distance légèrement voyeuriste que l’on peut ressentir devant les tableaux de Hopper, mais il semble qu’entre temps, le monde soit devenu une maison de poupée et les êtres humains des créatures de plastique. Sans doute aurait-il fallu être moins fidèle à l’œuvre originale au départ pour l’être plus à l’arrivée.
Par ces mises en scène, le cinéaste dit aussi avoir voulu restituer le hors-champ vers lequel les personnages des tableaux tournent souvent leur regard. Curieusement, c’est l’effet inverse qui se produit : le hors-champ est ici annihilé. Puisque la fiction ne prend pas, on n’oublie jamais qu’il n’y a rien au-delà du cadre – rien d’autre que du hors-cadre. Avant d’être un film, le projet de Gustav Deutsch avait pris la forme d’installations multimédia interactives à la Kunsthalle de Vienne et au Palazzo Reale de Milan. On l’imagine bien plus à sa place dans ces lieux d’exposition qu’il ne l’est dans une salle de cinéma.