Il fallait bien que ça arrive : après s’être frottée au mannequinat, au théâtre, à la musique, avoir prêté son image à Olivier Assayas, Christophe Honoré ou encore Nan Goldin, Joana Preiss passe derrière la caméra. À l’origine de Sibérie, il y a un couple, celui qu’elle forme (ou formait) avec Bruno Dumont, un voyage en transsibérien et deux caméras DV. À l’arrivée, une suite de séquences plus ou moins intimes, plus ou moins spontanées, qui manque cruellement de cohérence.
La mise en film de l’intime est un exercice périlleux, dont la réussite ou non s’apprécie toujours de façon particulièrement subjective. La transformation d’une réalité quotidienne et personnelle en forme capable de résonner avec la vie émotionnelle du spectateur relève d’une alchimie délicate, aux lois mystérieuses. Pour réussir cette alchimie, Joana Preiss partait avec un handicap : pour autant que l’on puisse en juger par les images sélectionnées dans le montage final, la matière première qu’elle a rapportée de Sibérie n’était pas très riche. Il semble qu’il ne se soit pas passé grand-chose au cours de ce voyage, tant au niveau du vécu qu’au niveau de la production d’images. Le couple reste de bout en bout bloqué dans une même situation, à peu de choses près : on doute des sentiments de l’autre, on attaque certains pans de sa personnalité, on refuse les reproches. Les nombreuses conversations entre Joana et Bruno qui ponctuent Sibérie tournent à vide dès le départ et sont assez pénibles à écouter. Elles ressemblent à des exercices rhétoriques plus qu’à de réels actes de communication. Mis à part cela, Joana et Bruno mangent, boivent et lors de leurs escales, fréquentent les discothèques et les épiceries de nuit. Le caractère très ordinaire de tout cela n’aurait pas été dérangeant si les images exprimaient d’elles-mêmes quelque chose de la relation entre ces deux personnages, des sentiments qui les lient et éventuellement de leur expérience du voyage. C’est le cas de quelques plans où l’on sent véritablement derrière la caméra le désir de regarder l’autre et de le mettre dans l’image. Mais ces moments restent trop sporadiques. L’image ne se présente que très rarement comme saisie de la présence charnelle de l’autre. C’était prévisible étant donné le choix de la caméra DV, particulièrement inadaptée au rendu des peaux et de la lumière.
Plate et granuleuse, l’image DV joue plutôt le rôle de commentaire constant de l’acte d’énonciation. Elle ouvre la voie vers un autre film possible : un film qui prendrait son projet même comme sujet. Sur ce registre également Sibérie joue par moments. Lors de leurs conversations, par exemple, les deux filmeurs mettent généralement en place un dispositif de champ-contrechamp à la saveur très fictionnelle, qui met en exergue la mise en scène de leur relation. La thématique de la représentation est également très présente dans les dialogues. La question de savoir quelle part de lui-même chacun accepte de laisser filmer, notamment, est fréquemment évoquée, au milieu de propos plus quelconques sur le cinéma en général. On regrette que Joana Preiss n’ait pas plus radicalement emprunté cette voie. Il y avait matière à fiction dans l’histoire de cette actrice qui décide de faire un film avec un cinéaste qu’elle admire, parce qu’elle a envie de se voir dans ses images. Lorsque cela finit par arriver, elle est déçue, effrayée presque, par le regard qu’il porte sur elle.
Sibérie est plus qu’un banal journal de voyage, il témoigne d’un certain sens de la mise en scène. Mais les efforts de Joana Preiss pour transfigurer le réel restent embryonnaires. Trop soumis à la réalité du voyage, le film ne cesse de perdre consistance faute d’adopter une direction narrative et formelle précise. De quelque façon que l’on choisisse de l’aborder, c’est inévitablement le remplissage qui domine.