Sous la forme de fragments, correspondant à trois âges des relations serbo-croates, Soleil de plomb met en scène les tensions de deux peuples ennemis confrontés à la pulsion amoureuse qui peut jeter deux personnes l’une vers l’autre. En évitant tout didactisme, Dalibor Matanić réussit un film politique d’une grande sensualité, qui porte un regard charnel sur les Balkans.
Trois états politiques
Les temps qui constituent le film sont interprétés par les mêmes acteurs, incarnant des personnages différents, dans les années 1990, 2000 et 2010. Trois histoires d’amour entre de jeunes gens, qui tournent mal, sont troublées ou au contraire ouvertes, sur un même territoire militarisé, politisé ou apaisé. Ce découpage et cet agencement, qui inversent en permanence les positions entre les acteurs (les nationalités, les caractères, les relations désirant-desiré), troublent un temps la perception des positions de chacun et appuie l’idée d’une situation absurdement tragique. Le film illustre aussi une évolution historique résolument dénouée, une inscription culturelle finale plus hédoniste et européenne, un rapport à l’autre et au groupe moins conflictuel, festif et euphorique.
Trois nuances de chaud
Mieux, le conflit interethnique est filmé dans une incarnation particulièrement sensuelle, un rapport au monde sensible et incarné – et c’est là la véritable force du film. La tension amoureuse s’exprime sous la forme d’une sensualité sourde, d’un étouffement qui serait moins le produit d’une température que d’un tempérament sous pression. On sent la tendresse, l’attraction, ou la répulsion des personnages à de petits détails de mise en scène: une gestuelle un peu plus appuyée, des sons légèrement rehaussés, des peaux plus luisantes qu’à la normale. L’élan intérieur des personnages l’un vers l’autre, étouffé par les frontières politiques, historiques et sociales, se mesure en regards obliques, en embrassades ou en transpiration. Le fragment central en particulier est entièrement construit sur un jeu d’attraction-répulsion, dans le petit huis clos d’une maison rurale à retaper, où la haine et l’interdit nourrissent une pulsion sexuelle d’une intensité rare au cinéma: à l’issue d’une longue observation de l’homme travaillant le bois d’un volet, dans la chaleur d’un intérieur, irritée et excitée par le bruit du ponçage, la jeune femme ne peut retenir son élan et fond littéralement sur lui. Au-delà du face-à-face amoureux, le réalisateur enrobe ses Balkans d’un souffle chaud plus global qui exacerbe l’attention au lieu : un panorama apaisant, la torpeur estivale d’une cabane, la longueur d’une route au soleil – comme si le territoire entier était pétri de cette tension interne qui anime les personnages. Une très belle scène est réinterprétée à trois reprises, celle d’un bain dans un étang, où les corps nus, coupés en deux par la ligne de flottaison, sont déformés d’un côté par l’eau, gonflés de l’autre par le soleil. Ce moment, d’une plénitude suspendue, plastiquement impeccable, est à image du film : suave, fracturé, incandescent.