Étrange aventure que ce film indien de Michel Spinosa, qu’il serait presque inopportun de réellement disséquer – on préférera décrire ce qu’il peut éveiller.
Même si son esthétique ne doit pas forcément grand-chose à l’œuvre de l’autrice et cinéaste, il est ainsi difficile de ne pas penser au moins un peu à Marguerite Duras devant Son épouse. S’y conjuguent déambulation indienne et chiens errants, absence et présence au monde, chant d’amour éperdu courant sous la surface de la narration et traitement de la distance, de la façon dont celle-ci s’instaure ou se franchit. Une distance entre les êtres, les civilisations, entre morts et vivants, espaces et « génies » français et indiens, passé(s) et présent, qui se manifeste ou s’abolit, plus encore que par le voyage et le souvenir, avec le deuil, l’amour ou la possession surnaturelle. Autant de modalités du lien qui vont amener Joseph, un vétérinaire taciturne que sa femme a quitté sans laisser d’adresse, à s’immerger dans la réalité inconnue d’une jeune mariée tamoule. Encore faut-il ajouter que cette dernière, devenue incontrôlable, se dit possédée par l’esprit de l’épouse en question, retrouvée morte près de l’ancienne Madras. Le veuf rationaliste veut reconstituer les faits ; l’ésotérisme des lieux, où s’effacent ses repères, lui imposera d’affronter les démons, quels qu’ils soient.
Les Possédés…
D’un lyrisme comme voilé par l’étrangeté et le sentiment de perte irrémédiable, ce beau film se nourrit autant d’évitements, de silences que de rencontres ou de paroles, se préserve des effusions sans basculer dans la sècheresse. Récit de possessions et dépendances en définitive multiples – Les Possédés aurait d’ailleurs fait un bon titre s’il n’était déjà pris – à la construction limpide sans être linéaire, Son épouse navigue entre territoires, langues et temporalités pour ®établir le dialogue de deux êtres au travers d’un autre. On saura bientôt ce qui a poussé Catherine à disparaître, sans savoir exactement ce qui au-delà de l’addiction la possédait. Parti sur ses traces, Joseph sortira de sa morne réserve pour chercher tardivement le pardon, lui que son scepticisme n’empêche pas de s’intéresser au cas de cette Gracie, peut-être habitée par le pey (esprit malfaisant) de son épouse – et qui l’est tout autant par la pesanteur de sa condition sociale.
Son épouse se propose donc comme une (en)quête funèbre dans un monde étrange et étranger, lieu à la fois mortifère et infiniment plus vivant qu’un espace européen plus indéfini, terne et comme transi de froid, un voyage presque désespéré qui étire les stases du deuil en parlant avant tout d’amour. Les maris y voient les femmes leur échapper, possédées, et ne peuvent que courir à leur tour après les fantômes qui les possèdent. Avoir fait appel au couple Attal-Gainsbourg n’a ici rien d’un argument promo : Michel Spinosa saisit grâce à eux les moments les plus forts du film (la révélation de Catherine, la dispute de l’hôpital), condensant la mise en place de l’intimité d’un couple dont l’évidence dépasse le cadre du film. Catherine et Joseph s’aiment mais peinent à parler ou à pardonner, vaguent dans un climat de non-dit, de secret, de délitement lointain, de fatalité tragique. Leurs dialogues, leurs éclats sont rares parce que le duo n’est réuni que pour être séparé, mais singulièrement frappants.
Un monde travaillé par une spiritualité sans âge
Nulle trace de folklore utilitaire ou d’exotisme de pacotille dans l’univers de fascination que déploie Michel Spinosa : le film produit une forme d’accoutumance, un trouble fantastique dépouillé d’effets de genre, où l’hésitation demeure, quand bien même on croit moins à la possession qu’au fait que le veuf en vienne à s’y laisser prendre, à s’adresser à sa femme morte. Dans un monde indien contemporain encore travaillé en profondeur par une spiritualité sans âge, au-delà de la sphère psychologique traditionnelle, s’esquisse une autre conception de l’univers et de l’être, de l’espace et du temps, du retour des choses aussi inexorable que le recommencement des vagues. Le possédé y est un patient, ou plutôt, le patient peut y être un possédé. Le démon remplace le dément, sans surplomb narquois : jamais il n’est traité comme une naïve superstition. Et le spectateur de se laisser prendre, lui aussi, à ce tableau en mouvement, qui gravite autour d’un sanctuaire où sont « traitées » les âmes malades.
Tout n’est pas parfait au cours de cette dérive, qui connaît peu de pics d’intensité, même dans ses crises, et quelques épisodes moins convaincants. Mais l’envoûtement qu’il recherche est d’un autre genre et lui permet de s’inscrire dans la mémoire sans avoir à impressionner. Puis le film offre une issue, libère de leurs chaînes (au sens strict, concernant Gracie) ces captifs. Et le vétérinaire français de lâcher prise, d’épouser la réalité parfois incompréhensible qui l’entoure, s’ouvrant à la psyché indienne, à ses harmonies mystiques ou ses pratiques déstabilisantes, en cessant de les observer comme symptômes pour y reconnaître une même humanité, qui lui rend son regard. Un cliché ? Le film ne se soucie pas de ce genre de question. Le processus mène à la réconciliation, la distance a été parcourue, on peut se retrouver, se séparer et vivre ; en ce sens il est un voyage au cœur du voyage, dans un autre monde qui ne se situe pas ailleurs que dans le nôtre.