En ce moment, la Grèce n’a pas vraiment bonne presse. Raison de plus pour découvrir le deuxième film de Michael Cacoyannis, sorti en 1955 dans son pays natal et deux ans plus tard en France. Essentiellement connu pour Électre (1962) et Zorba le Grec (1964), le réalisateur, alors âgé de 33 ans, propose Stella, femme libre sous les apparences d’un mélodrame local. Mais ce film libertaire et féministe outrepasse largement la simple lorgnette nationale, pour célébrer les noces du cinéma moderne et de la tradition grecque.
Sous son titre original, Stella s’inscrit explicitement à la suite des tragédies grecques, parmi lesquelles Michael Cacoyannis préfère nettement celles d’Euripide (il adaptera trois pièces du dramaturge : Électre en 1962, Les Troyennes en 1971, et Iphigénie en 1977). Stella n’est pas d’Euripide, mais d’Iakovos Kambanellis, un auteur contemporain de Cacoyannis. « La vie, l’amour, la mort qui reflètent l’âme du peuple grec » indique un des cartons du générique intégré aux décors naturels d’Athènes : la tragédie est bien là, vaste farce motivée par l’impossible et conclue par le drame, partie intégrante de la capitale et de la culture grecques. L’ancrage local se traduit à l’écran par la photographie de Costas Theodoridis, qui pioche dans le néoréalisme italien, et exclut ainsi l’hypothèse d’un nationalisme qui resterait confiné aux frontières de l’archipel.
Stella donc, héroïne accompagnée par ses sœurs Maria et Anneta, parce qu’il faut des contrepoints à cette « femme libre », effectivement. Truculente, impertinente, en pleine possession de son corps, la jeune femme se produit au cabaret Paradis, fait monter l’excitation de toute la gent masculine locale… Mais point de poupée mollassonne : « Aime-moi comme je suis, ou on tire un trait » prévient la jeune femme à ses prétendants. Melina Mercouri, dont c’est le premier rôle, prête ses traits à un personnage qui évoque celui des débuts de Belmondo : une attitude débonnaire, un discours qui colle aux badinages mouvementés des amants, qui se glisse entre deux bouffées de cigarette pour mieux imposer sa liberté individuelle. Difficile de croire que le film soit sorti en 1955, sans être inquiété – ou presque – par la censure. Avec Stella, c’est « Où je veux, où j’en ai envie », comme elle le rappelle à Miltos, un joueur de football pourtant pas en reste au niveau exubérance. Ce couple qui brûle de se consumer, traité avec un second degré à la limite du parodique (l’amant se fait bombe humaine pour attirer l’attention de la belle, ou bien les répliques du couple : « Ne prends pas ça au tragique »), rivalise avec le duo Sailor et Lula de David Lynch.
Alors même qu’il revendique poursuivre le sillage du folklore grec, Michael Cacoyannis s’amuse à brouiller les pistes : tous ses personnages détestent les bouzoukis, ces cithares traditionnelles qui accompagnent les rebetiko, des chansons aux thèmes récurrents : amours impossibles, passion, désespoir. Stella elle-même tient en horreur le genre : son premier numéro, catastrophique, penche plus du côté des chorégraphies américaines et latines. Mais Cacoyannis distille néanmoins ces chants traditionnels dans tout son film, au point d’en faire une sorte de comédie musicale où les airs viennent même couvrir les dialogues. La « chanson-titre » du film, écrite par Cacoyannis, s’articule autour d’un amour passionné vu comme une « lame à double tranchant », et son usage n’est d’ailleurs pas sans rappeler le célèbre « Tourbillon de la vie » interprété par Jeanne Moreau dans Jules et Jim. À côté des grandes scènes chorales, on trouve des captations de chorégraphies propres au rebetiko qui constituent pour les deux personnages principaux un geste d’expression, un exutoire, que le montage en parallèle de la scène finale transforme en épilepsie partagée à distance par le couple.
Michael Cacoyannis n’oublie pas de rendre à la tragédie son inévitable dénouement, mais il le remet à la hauteur du formidable souffle progressiste grec, qui sera brusquement stoppé par la dictature des colonels, dès 1967. La volonté d’autodétermination de Stella ne supporte pas la contradiction : dans un duel digne de l’Ouest américain, Stella détourne le châtiment en un choix de vie, d’amour, de mort.