À la fin des années 1960, Sixto Rodriguez enregistre deux albums, des collections de chansons à texte réalistes, qui rappellent celles de Bob Dylan. Mais malgré l’enthousiasme que ces disques suscitent chez quelques gros bonnets de l’industrie musicale et une presse élogieuse, ils ne se vendent pas et Rodriguez ne poursuit pas sa carrière musicale, seulement celle, plus rémunératrice, d’ouvrier et maçon. Pourtant, de l’autre côté de l’Atlantique, dans une Afrique du Sud isolée par l’Apartheid, la jeunesse blanche se prend de passion pour ces chansons qui deviennent ses hymnes de révolte.
Comment un inconnu dans son propre pays devient plus célèbre que les Rolling Stones dans un autre (sans le savoir) : ce n’est là que le premier d’une longue série de phénomènes étonnants dévoilés au cours de ce Sugar Man. Si Rodriguez sera inconnu à la majorité des spectateurs du film, Malik Bendjelloul nous accroche à son récit en posant d’emblée l’issue tragique que la rumeur lui prête : le musicien se serait immolé sur scène suite à un concert raté, goutte faisant déborder un vase rempli d’échecs. La méthode n’est pas des plus subtiles mais il faut reconnaître qu’elle instille une nimbe de mystère autour du personnage. Les récits de la rencontre de Rodriguez par ses futurs producteurs en deviennent immédiatement intrigants, d’autant plus que le réalisateur retarde au maximum l’apparition de l’image du chanteur à l’époque des faits, préférant proposer en contrepoint à ces témoignages des paysages dessinés à la craie ou des animations numériques. Palliant intelligemment l’absence d’archives filmiques de cette époque, Malik Bendjelloul reconstitue le tripot enfumé où Rodriguez joue de dos, imagine une silhouette se déplaçant seule dans les rues de Detroit et nous les fait parcourir, ces paysages qui ont enfanté les textes de l’auteur-compositeur alors que l’on en découvre la musique.
Après un passage par Palm Springs, direction Le Cap. L’imagination des fans afrikaner prend le relais : dépourvus de toute information concernant leur idole, hormis les quelques indices trouvés sur les pochettes de ses disques, les plus fervents d’entre eux finirent par ne plus se contenter des légendes urbaines. Leur enquête pour en savoir plus sur Rodriguez et sur les conditions de sa mort est détaillée pas à pas par Malik Bendjelloul et alimente le mystère plutôt que de le dissiper. À mesure que le film progresse, il devient clair que le réalisateur tenait là un sujet en or tant l’histoire de Rodriguez renferme une infinité de ramifications toutes plus frappantes les unes que les autres. Le regard sensible du cinéaste, plutôt que de s’égarer dans ces pistes multiples, les utilise pour nourrir le portrait d’une figure difficile à aborder de front. L’énigme que constitue Rodriguez perdurera en effet une fois tout les faits établis, de par sa nature même, totalement hors normes. Si la mise en scène de soi est souvent la clé du succès, ici, un individu extraordinaire semble tout faire pour éviter de se révéler comme tel. À sentir l’impact de sa vie sur celles des autres, à entendre leurs récits, se dessine pourtant un personnage profondément original, à la fois sans compromis envers son art et prêt à mettre son énergie aux profits d’autres causes, à renoncer à la reconnaissance ou à l’accepter indifféremment, sans la moindre trace de vanité. La tournure cendrillonesque que prend l’aventure de Rodriguez lorsque ses filles la décrivent tranche avec celle que lui semble avoir vécue : un fait agréable, mais qui ne change rien, comme si toutes ces histoires n’avaient au fond pas beaucoup d’importance. Ironique conclusion pour un film qui fait partager l’émotion musicale et en expose la puissance.