Premier long métrage de fiction de la documentariste marocaine Leïla Kilani, Sur la planche suit le déhanché de quatre jeunes femmes avec la vie, dans un Tanger partagé entre précarité du concret et facilité illusoire miroitée par les rêves d’Europe. Entre chronique de la débrouille et polar, ce récit d’une fuite en avant met en scène habilement les connexions entre la réalité d’une société et celle d’un personnage. Premier plan : l’actrice se heurte aux murs de son monde, à la caméra, comme au réel, comme un poisson qui voudrait sortir de son bocal. Elle s’y cogne, cogne, cogne. La caméra bloque inflexiblement le passage, comme pour marquer les limites de la géographie, mais en même temps scrute son personnage, sa proie.
Badia passera tout le film à tenter d’échapper à ce regard, à ces plans souvent serrés qui lui collent au train, à ce cadre étriqué qui la confine. Sa tactique paraît paradoxale : s’affirmer haut et fort une identité sur mesure, comme une armure sur la sienne, tout en se défilant constamment. La fuite : en permanence, changements de vêtements (de la blouse de travail au voile de la rue, puis aux survêtements et aux jeans quand l’endroit est sûr), changements de peau (manie de l’hygiène après l’usine, après le sexe avec les hommes qu’elle va dépouiller), ne jamais se laisser souiller par ce qu’on fait ; mue perpétuelle captée par la caméra. L’identité, la posture plutôt : une vision du monde de rebelle et de hors-la-loi, qu’elle définit en quelques mantras bien sentis, débités avec l’énergie d’un morceau de slam, justifiant sa lutte à la marge pour la survie, son refus de jouer régulier dans la course à la réussite (psaume imparable : « je ne vole pas, je me rembourse…» etc.). Slogans qu’elle ne peut que répéter à l’envi, avec plus d’entêtement quand un de ses plans se dérègle ; discours apparemment libertaire mais qui ne cache guère longtemps son opportunisme. Parce qu’elle décortique des crevettes à l’usine, et que dans la « zone franche » de Tanger — symbole de réussite économique tournée vers l’Europe — on travaille dans le textile, Badia divise le monde en deux catégories : les « crevettes » et les « textiles ». Et bien entendu, elle ne reculera devant rien pour faire partie des « textiles » — du moins tant qu’elle n’a pas l’intuition que cette quête fera d’elle, de nouveau, une esclave du système.
Badia et le monde
La force de Sur la planche est d’avoir su embrasser dans le même mouvement le portrait d’une réalité économique et celui d’un personnage singulier : faire du décor et des espoirs de la « zone franche » un enjeu de cinéma, tout en ne cessant d’accompagner — fidèlement, en plans serrés — son héroïne jusque derrière ses protections, dans ses retranchements, avec ses contradictions. Les forces et faiblesses de Badia en font inexorablement le moteur du film, même quand celui-ci vire au portrait d’un groupe où les relations teinteront la course à la réussite d’ambiguïtés supplémentaires. Les trois filles entrées dans le sillage de Badia demeurent des satellites plus ou moins animés de leur propre plan. Si Imane, sa collègue « crevette », est plus ou moins dans sa confidence tout en gardant ses arrière-pensées, les deux autres, des « textiles » qui leur ont suggéré le moyen d’atteindre leurs objectifs, restent des complices encombrantes à manipuler — à moins que ce ne soit elles qui aient attiré les « crevettes » dans leur filet. Et puis, ne pas oublier les mâles, qu’on ne voit que quand les filles se servent d’eux — s’ils apparaissent en toute autre circonstance, c’est que ça sent le roussi… Les enjeux sociologiques et intimes animant chaque personnage conduisent naturellement Sur la planche sur les sentiers d’un polar féminisé, d’une violence palpable mais qui n’a nul besoin de sortir les armes et les sévices tape-à‑l’œil. Dans ce genre qu’on sait propice au regard critique sur l’être social, sa source d’énergie et d’originalité reste cette chef de bande solitaire, fuyante et rageuse, dont Leïla Kilani capte les failles violemment refoulées et les cris de révolte sincères (plus qu’elle ne veut l’admettre) de jeune fille en proie à une société en pleine mutation.