Gulîstan est le nom d’une absence : « Terre de roses », appellation avec laquelle les Kurdes désignent leur pays manquant. Mais c’est aussi le nom d’une disparue : la nourrice de Zaynê Akyol, ayant rejoint à l’âge de 18 ans les rangs du PKK et décédée en 2000. Partie mener une enquête sur la trajectoire de cette jeune femme et interroger ceux qui l’avaient connue, la réalisatrice se retrouve confrontée en 2014 aux bouleversements suscités par l’ascension de l’État islamique et les débuts de sa conquête territoriale. Son projet original se mue en un nouveau portrait de femmes : celui des combattantes en première ligne contre les soldats de Daech, pour défendre une terre qui n’existe pas encore.
Paysage
Comme son titre le laisse présager, Terre de roses est avant tout la découverte d’un territoire. Alors que les premiers plans du film défilent, le spectateur voit, à la place du désert qu’il s’imaginait, l’apparition d’un paysage inattendu : une vallée verdoyante cerclée par les montagnes, où les combattantes s’entraînent. Pourtant, derrière cette apparence paisible, les premières discussions des recrues soulignent la position stratégique du lieu. En effet, la vallée se situe au milieu d’un triangle, et sera le premier endroit ciblé en cas d’attaque de la Turquie, de l’Iran ou de l’Irak : les montagnes qui l’entourent lui servent littéralement d’enceinte, remplies comme elles le sont de « camarades » armés. Mais l’exploration ne s’arrête pas là, puisqu’à ce lieu visible en répond un autre, dont le nom est hurlé lors de l’entraînement: Sinjar, la ville du désert irakien conquise par Daech où toutes se rendront une fois l’entraînement terminé. On voit dans ces premières séquences l’importance que revêt, pour Zaynê Akyol, la notion même de territoire. Sa dimension stratégique – celle de la « carte » pour ainsi dire – est évoquée d’emblée. En effet le film juxtapose, dans une structure en deux temps, la vallée où s’entraînent les jeunes recrues d’une part, et la ligne de front d’autre part (Sinjar et le désert environnant), où la réalisatrice se rend seule avec Sozdar, combattante aguerrie. Mais cette dimension stratégique n’est intelligible que si elle est articulée à la valeur affective et émotionnelle que revêt cette terre pour ceux qui la défendent, et qui s’exprime à travers la vision du paysage. Ainsi, la vision initiale des femmes dans le cadre immédiatement lisible et cohérent d’une vallée entourée de montagnes est un « signe », pour reprendre l’expression de Chris Marker, par lequel se matérialise la terre « absente » du peuple Kurde, celle-là même que le PKK revendique. Un signe d’autant plus manifeste qu’aux dires de Sozdar, le lieu ne se situe pas uniquement au cœur du conflit mais aussi, et surtout, au centre de ce territoire sans carte qu’est le Kurdistan. Le paysage matérialise le pays.
Visages
En parallèle de cette vision de la terre, un portrait de femmes, comme le rappelle la double signification du titre. Terre de roses débute ainsi par un plan de Sozdar : face caméra, celle-ci évoque ses cicatrices, ou plutôt les cicatrices qu’elle n’a pas. En effet, ses années de combat ne lui ont laissé que des blessures se dérobant à son regard : une cicatrice au dos, une au flanc, et même une sur le sommet du crâne, qu’elle prend plaisir à toucher lorsqu’elle se coiffe. Mais aucune qui soit visible à ses propres yeux. La combattante termine en traçant du doigt un sillon sur son visage, l’emplacement d’une cicatrice qu’elle pourrait voir dans le miroir, et qui serait, pour elle, un embellissement. Par cet étonnant désir de cicatrices qui ouvre le film, la cinéaste fait du rapport entre la féminité et la guerre l’autre thème central de sa réflexion, et de la beauté le point d’articulation paradoxal entre ces deux dimensions longtemps considérées comme inconciliables. Les plans initiaux du film explicitent le pacte que Zaynê Akyol noue avec ses protagonistes : alors que Sozdar lui demande si elle doit regarder la caméra, celle-ci lui répond « Oui, je suis la caméra ». Le film se présente donc comme la mise en scène d’une intimité permise par le regard d’une femme sur d’autres femmes. Le portrait des jeunes recrues évacue ainsi toute image d’Épinal des « guerrières » : il scrute leur physionomie, leur présence, aussi bien que dans la façon concrète dont elles vivent ce combat qu’elles ont choisi, depuis Sozdar la vétérane jusqu’à l’immense majorité de jeunes volontaires tout juste la vingtaine. Si l’on regrette que le film peine à instaurer une distance critique vis-à-vis de l’appareil idéologique du PKK, que l’on voit apparaître à plusieurs reprises à travers sa hiérarchie, il réussit néanmoins à montrer une expérience quotidienne de la guerre, c’est-à-dire un quotidien où elle est omniprésente. On y voit les recrues discuter à table des différents types de bombes, ou s’exclamer en riant qu’elles iront lancer l’assaut contre Daech « en criant allahu akbar, comme eux », en guise de parodie. Mais surtout, on perçoit à quel point leur « quête personnelle » (pour reprendre les mots de Sozdar) s’inscrit dans leur choix, et dans l’ascèse qu’il comporte. Les noms d’armes sont significatifs de la façon dont vie et combat finissent par coïncider : « Bien-aimée », en hommage à une amie perdue, Patience, vertu des tireurs, ou Bul-bul, du nom d’un oiseau jacasseur de la région. Et l’on a soudain l’impression que la liberté à laquelle elles aspirent, ces jeunes femmes l’ont déjà trouvée – en partie du moins – dans cette ascèse et l’immense renoncement qu’elle comporte, dans le pouvoir d’émancipation d’une lutte. Une lutte dont les protagonistes connaissent pourtant l’aboutissement : selon la réalisatrice, la moitié des recrues filmées a perdu la vie depuis l’époque du tournage. Derrière l’image quelque peu grandiloquente des femmes guerrières, c’est ce sacrifice absolu fait par certaines pour la liberté de tous que Terre de roses rend visible.