Outre un coffret DVD réunissant huit longs-métrages et deux courts de Shinya Tsukamoto, Carlotta ressort en copie restaurée quatre de ses films, dont son premier, Tetsuo. Tourné en 1989, il reste sans doute l’œuvre la plus célèbre du cinéaste pour avoir posé les bases esthétiques du mouvement cyberpunk, aux côtés d’Akira, découvert un an plus tôt. Sa notoriété et son aura de « film culte » découlent également de son esthétique hybride, qui emprunte à la fois au manga, au body-horror de David Cronenberg, à Eraserhead de David Lynch, ainsi qu’à la musique industrielle et au mouvement punk. Cette forme syncrétique accouche du film le plus expérimental et radical de Tsukamoto, dont le scénario reste largement secondaire (voire assez peu compréhensible par endroits). La trajectoire du film dessine un ambigu devenir-machine des corps humains, qui apparaît à la fois comme la recherche délibérée d’une expérience limite et le fruit d’un anéantissement progressif. Un paradoxe présent dès la scène d’ouverture, lorsqu’un homme s’insère volontairement une tige de métal dans la cuisse, avant d’être subitement pris d’une crise de panique à la vue de sa plaie infectée. Il s’enfuit alors en courant dans les rues de Tokyo où il est renversé par une voiture. Le conducteur, un salaryman tokyoïte, se débarrasse du corps et découvre le lendemain qu’un bout de métal sort de sa joue. Comme un virus, le métal va peu à peu prendre possession de son corps, en libérant au passage ses pulsions libidinales.
Voir, toucher
Film-fauché et autofinancé, Tetsuo est bien loin de la sophistication des animatroniques de Terminator ou de Robocop, mais parvient à donner le change grâce à son inventivité formelle et artisanale. Les premières séquences du film en donnent l’exemple : plusieurs travellings viennent filmer en gros plans un enchevêtrement composite de tuyaux, de tôles, de grillages et de fils métalliques. Tels des caresses, ces plans insistants, qui n’ont aucune valeur narrative, déploient une puissance haptique et donnent l’impression de toucher la matière du décor. Corps et machines se trouvent subtilement liés par des analogies matérielles : la fumée de la cigarette se confond avec celle des machines, la suie sur le métal fait écho à la sueur des visages, etc. Par la suite, cette logique sera redoublée et démultipliée par de brefs inserts en gros plans qui apparaissent comme autant de chocs perceptifs, où les corps entrent en contact avec le métal afin d’entraîner une réaction physique du spectateur : ainsi d’un doigt piqué par un clou, ou de dents mordillant une tige métallique qui produisent un crissement désagréable. Le montage invente alors un espace quasi-abstrait, faisant fi des règles de raccords, comme pour décupler l’intensité respective de chaque plan. Sur ce point, le film évoque par endroits le découpage spatial du manga ; des compositions très graphiques enferment les acteurs entre les éléments métalliques qui saturent le premier et l’arrière-plan, tandis que le montage multiplie les plans abstraits et les gros plans sur les traits déformés des personnages. Les réactions et sensations des protagonistes sont décuplées autant sur le plan visuel que sonore, puisque le film, presque muet, donne surtout à entendre les gémissements et hurlements des acteurs, qui se mêlent à la musique industrielle bruitiste de Chu Ishikawa et à des sons métalliques stridents accentués par le mixage. L’inventivité de Tsukamoto vise de la sorte une hypertrophie sensorielle, où la vue, l’ouïe et le toucher se confondent de manière intense et agressive.
Au fur et à mesure, le projet formel du film entre en coalescence avec la trajectoire du personnage. Alors que le métal prend possession de son corps, la matière de l’image connaît elle-même plusieurs transformations. Les techniques de stop-motion, qui évoquent les films expérimentaux de Takashi Ito, s’attaquent à la fluidité des mouvements, tandis que plusieurs plans refilmés offrent une image dégradée des personnages. En démultipliant ses ressources figuratives, le film finit par ressembler à l’énorme monstre final, fait d’une agrégation de matériaux disparates. Malheureusement, ce parti pris constitue aussi la limite du film : puisque le choc visuel devient la norme, son efficacité finit par s’émousser. Une fois son arsenal formel déployé, le film tombe dans l’écueil de la surenchère permanente (plus de cris, plus de métal, plus d’effets visuels). Cette impasse s’explique aussi par le rythme effréné du film, qui n’aménage aucune variation et repose toujours sur le même niveau d’intensité. Si le cinéaste se réfère à David Lynch, il n’a pas gardé en mémoire la rigueur rythmique et structurelle de ses films. Chez Lynch, le cauchemar a toujours besoin de son envers : le surnaturel s’installe au fur et à mesure, grâce à une dilatation temporelle qui permet de creuser une faille dans la réalité et de faire perler la doublure cauchemardesque du monde. Au contraire, Tetsuo s’apparente d’emblée à une poussée de fièvre enragée et court par là le risque de perdre en chemin son spectateur.