Émigré aux États-Unis depuis 1967, Haïle Gérima est l’un des cofondateurs (aux côtés notamment de Charles Burnett, Jamaa Fanaka, Larry Clark…) de la « Los Angeles School of Black Filmmakers ». L’école d’un cinéma noir autonome, inspiré par le cinéma cubain, brésilien, africain, par le néo-réalisme italien et la Nouvelle Vague. Teza, œuvre somme, sublime fresque épique et poétique sur l’histoire contemporaine de l’Éthiopie, est l’aboutissement de quatorze ans de travail. Un travail récompensé dans de nombreux festivals, à juste titre.
Teza signifie « la rosée ». La rosée comme la promesse d’une aube nouvelle, l’aube de l’Éthiopie, cassée, meurtrie, dont les jeunes enfants tentent de fuir la guerre et dont les aînés tentent d’être au chevet. La grande silhouette d’Anberber, le héros, dont la démarche cahotante tient sur une canne, elle aussi cassée, meurtrie, marque Teza de son empreinte, lourde. Étrangement, il est planté dans le sol, ancré dans ses racines, mais, aussi, il cauchemarde éveillé. Il est là, au pied d’un arbre, au pied du monument aux victimes, de retour dans son village de Minzero, après vingt ans d’absence.
Épopée contemporaine et introspection intimiste
Grande fresque épique sur l’histoire contemporaine de l’Éthiopie, Teza est, par ricochet, le miroir, le réceptacle d’un héritage : celui des indépendances africaines, souvent bancales, fragiles encore, chaos laissé par les armes de régimes dictatoriaux. Les enfants de Teza qui s’enfuient devant les militaires sont aussi les enfants soldats d’Angola, de Sierra Leone. La guerre qui gronde est aussi celle de la République Démocratique du Congo, celle du Darfour… Échos d’un continent dont les enfants étaient partis bâtir l’avenir… en Occident.
Entre noir et blanc et couleurs, Teza est bâti sur le présent en regard du passé. Dans les années 1970, c’est en Allemagne qu’Anberber part construire l’avenir de son pays, en étudiant la médecine. L’Allemagne qui est ici le lieu des espérances, des débats politiques, des engagements marxistes et d’une Éthiopie fantasmée qu’Anberber et ses camarades brûlent de rejoindre pour y apporter leur pierre, constitue le versant « éveillé » du film. Le versant de la conscience où les espérances se nichent dans la politique (« Selassié destitué, qu’y aura-t-il après ? Nous !»), dans le métissage, dans l’amour. C’est, aussi, le lieu d’une exclusion. Haïlé Gérima tend sans cesse vers un discours de l’exil, du « non-lieu ». Les questions d’appartenance, tranchantes, se nichent tout autant, de façon frontale, dans le racisme expérimenté en Europe que dans l’Éthiopie du retour au pays : celle de la fin de la dictature sanglante du colonel Mengistu. Appartenance « exclusive », appartenance de l’exclusion. L’équation est constat d’échec.
Mythe des origines et origines du mythe
De l’autre côté, l’Éthiopie. C’est le versant « cauchemardé » du film, appelé à être renversé, où Anberber se débat dans l’horreur, dans l’incompréhension. Gérima suit le retour au pays d’Anberber sans bâtir son film d’un point de vue strictement chronologique. Les allers-retours entre deux pays, trois décennies, deux peuples, confèrent au film l’ampleur d’un regard distancié, tout autant analytique que sensible. Et si le retour a tout de l’évanouissement des espoirs du jeune Anberber, il est aussi, petit à petit, le gravissement de la colline qui annihilera l’échec.
Teza se construit sur ces allers-retours temporels entre l’Éthiopie (celle des années 1980 et de la fin du régime de Mengistu et celle du retour définitif des années 1990) et l’Allemagne, dévoilant dans ce processus les meurtrissures d’Anberber, au départ mystérieuses, mais aussi dans les allers-retours entre Addis Abeba et Minzero.
Une poésie renversante se déverse de Teza. Une poésie arrachée à la violence, au terme d’une lutte à mains nues. Les lumières de l’aube africaine comme le premier matin du monde, les eaux miroitantes du fleuve qui lave la honte, et la musique oscillant entre un jazz mâtiné de sonorités afro-orientales et des accents plus inquiétants, forme l’écrin idéal du ton voulu par le réalisateur.
Mais c’est aussi dans le personnage d’Azanu que se love cette poésie. Azanu, sorcière aux yeux des villageois, écho de Médée dans la bouleversante scène de meurtre du nourrisson, est le double de Cassandra, la jeune femme aimée d’Anberber durant ses années allemandes. Elle est la visionnaire et celle par laquelle advient le salut du héros, la parabole du destin de l’humanité.
Au commencement parabole des origines (« Mon enfance, si présente…»), le village éthiopien tend à devenir ce lieu englobant de la parabole de la vie dans son entièreté. Les scènes filmées dans le village d’Anberber, si elles plantent le contexte historique, sont bien plus que le réceptacle d’un regard affligé sur le destin de l’Éthiopie.
L’intelligence de Teza, sa profondeur, est d’être tout à la fois une saga historique, un conte poétique et une parabole sur le destin de l’humanité. Le film d’Haïlé Gérima tire, dans son maniement des symboles (chœur gémissant des femmes, peuple des enfants de la grotte, fleuve charriant la vie…) vers la tragédie grecque (Anberber comme figure prométhéenne) tout autant que vers l’oralité d’un conte africain des temps anciens, immuable. Et c’est dans la scène de clôture du film, autour de la légende des Enfants du dragon, que se joue l’espoir de l’avènement d’un nouveau monde autour des enfants cachés de la grotte, ceux qui ont échappé aux militaires. Anberber écoute son enfant dans le ventre de sa mère, c’est un dieu, un roi. Les collines sont derrière lui comme une nature bienveillante, il sourit, pour la première fois.
Harvest : 3 000 Years (La Moisson des 3 000 ans), film qui, en 1976, permit à Gérima d’accéder à la reconnaissance internationale, fait partie des sept chefs d’œuvre du cinéma mondial restaurés par la World Cinema Foundation de Martin Scorsese. N’ayons pas peur de l’emphase : trente-quatre ans plus tard, Teza entre assurément dans la catégorie des chefs d’œuvres d’un cinéma indépendant exigeant, qui donne tout autant matière à réfléchir qu’à ressentir.